L’Eucharistie et la guérison
Enseignement par le Père Nicolas Buttet, fondateur de la Fraternité Eucharistein, pendant le Congrès sur l'Adoration Eucharistique, Adoratio 2017, avec pour thème "Adorer au Cœur du Monde".
Première réflexions introductives. D’abord, on a beaucoup de confusion entre la santé et le salut. Finalement ce que nous désirons profondément c’est être sauvés, c’est la vie éternelle. Et puis, on a reporté aujourd’hui, un petit peu, sur la santé la quête de vie éternelle. Il y a une sorte d’obsession de la santé et une sorte de désaffection pour l’idée du salut, de la rédemption, de la vie éternelle, de sorte que, finalement, on estime plus important parfois la santé que le salut. Il ne faut pas opposer l’un à l’autre. Dans le livre des Chroniques on nous dit que Asa eut les pieds malades, une maladie très grave, et même alors il n’a pas recourt dans sa maladie au Seigneur, mais aux médecins seulement. Il ne va pas chez le Seigneur, il est malade, ça ne va pas bien du tout et il ne va pas chez le Seigneur. C’est quand même terrible. Et puis, inversement, dans l’Évangile de saint Marc, on nous parle de cette femme atteinte d’hémorragies et elle avait beaucoup souffert de nombreux médecins et elle avait dépensé tout son avoir sans aucun profit, même que ça allait pire après, qu’avant. Elle va vers Jésus et elle va être guérie. Alors, pour la petite histoire, saint Luc ne parle pas qu’elle avait souffert des médecins. Comme il était toubib lui-même, il ne voulait pas d’ennui avec la profession, il dit juste que c’était compliqué pour elle. Donc, on se rend compte que, tout d’un coup, on a une frontière un peu particulière et saint Augustin nous dira : « Quelques fois le médecin se trompe en promettant au malade la santé du corps. Dieu te donne, à toi qu’il a fait, une guérison certaine et gratuite. Le Christ est à la fois le médecin des corps et des âmes. Dieu guérit parfaitement toute maladie, mais Il ne guérit pas sans le malade. » Première remarque dans cette relation santé/salut qu’il s’agit de bien intégrer.
Deuxième remarque : Est-ce que le malade doit être guérit dans la Bible ? Comme être vivant ou mort, ce n’est pas tout à fait ce qu’on croit. Évidemment la frontière ne passe pas entre une santé physique ou psychique et une maladie physique ou psychique. Elle passe entre être avec Dieu ou être sans Dieu. Quand quelqu’un est avec Dieu, même s’il est malade il est en bonne santé, quelque part. Quand quelqu’un est mort avec Dieu, Dieu lui parle. Á Lazare, vous imaginez !, le frère de Marie-Madeleine. Ça fait quatre jours qu’il est au tombeau, ça sent déjà mauvais et Jésus lui dit : « Sors ! ». On ne parle pas aux morts ! Alors que, à Hérode qui vient lui poser des questions à sa Passion, il ne répond pas parce qu’il est déjà mort dans le cœur. Il y a des vivants qui sont morts, il y a des morts qui sont vivants. Et finalement la frontière n’est pas tout à fait là où on pense qu’elle est. Finalement, au cœur de tout ça, c’est la présence de Jésus. Quand Mère Teresa était malade à l’hôpital, pour une nouvelle crise cardiaque qu’elle venait de faire, le médecin hindou dit au prêtre qui était à côté de Mère Teresa : « Père, allez vite chercher la petite boîte ! ». Le prêtre dit : « La boîte de médicaments ? Quel médicament ? Quelle boîte ? ». « Mais non ! La petite boîte qu’ils apportent et qu’ils mettent dans sa chambre. Quand la boîte est là, Mère Teresa la regarde tout le temps. Si vous la mettez, l’apportez dans sa chambre, elle sera toute calme. » Le prêtre a compris qu’il s’agissait du Tabernacle, la Présence réelle. Et le médecin rajoute : « Quand cette boîte est là dans sa chambre elle ne fait que regarder, regarder, regarder encore cette boîte. » Et donc Mère Teresa avait la grâce d’avoir la Présence réelle dans sa chambre d’hôpital. Et quelque fois Dieu a des manières assez surprenantes de nous voir. Je prends un exemple : Dans les Actes des Apôtres vous savez qu’il y a cet eunuque éthiopien, premier ministre de la reine d’Éthiopie qui retourne chez lui depuis Jérusalem et qui est en train de lire, seul. Alors, il faut s’imaginer ce qu’est un eunuque. C’est une personne qui ne peut plus avoir d’enfant. Dans la tradition antique la postérité était capitale. C’était une façon d’exister socialement. C’est la seule façon d’exister. C’est une sorte de malédiction de ne pas avoir de descendance. Il avait tout le pouvoir politique qu’il voulait. Il avait la reconnaissance de la reine et des gens qui s’inclinent et lui font des courbettes. Mais fondamentalement son être humain est complètement atrophié et sa suite n’est pas là. Il est en train de lire un texte un peu particulier quand Philippe le rattrape. Ce texte que l’on retrouve dans les Actes des Apôtres et qui est une citation du prophète Isaïe : « Dans son humiliation, ̶ c’est le même mot qui est utilisé en grec pour parler de l’humiliation de Marie : « Il a baissé les yeux sur l’humiliation de sa servante » ̶ son jugement a été levé et sa postérité, qui en parlera ? ». Donc, il a un texte où l’on parle de la postérité. Le type est seul sur son char, il va faire des jours de voyage, et Dieu vient mettre le doigt en plein où il a mal. Ta postérité, qui est-ce qui va en parler, un jour ? Non Seigneur, on ne veut pas de ça, pas de ça ! Ma postérité, c’est mon drame secret. C’est mon infirmité. C’est la question qui me travaille en permanence et quand je suis seul en silence, c’est ça qui me fait mal. « Ta postérité, qui en parlera ? » Et Dieu dit : c’est justement là que je vais te rejoindre. C’est dans cette question-là. Dans cette souffrance-là. Dans ce drame de ta vie. Dans ce qui fait, finalement, la vraie question de ton existence. Tu n’auras pas de postérité. Ton pouvoir c’est bien, ton avoir c’est bien, tout ça c’est bien, mais il y a une chose à côté de laquelle tu es en train de passer. Et Dieu lui dit ça et met le doigt en plein où ça fait mal, pour lui dire c’est là que je te rejoins et c’est là que je vais t’apporter la guérison. Et la guérison ce n’est pas qu’il aura une postérité. La guérison c’est qu’il va être investi par la grâce de Dieu en raison même de cette fêlure et c’est là qu’il va recevoir le baptême que Philippe va lui donner. Vous voyez, quelque part Dieu vient nous rejoindre, et c’est ça l’adoration eucharistique, on en reparlera tout à l’heure…
Troisième remarque : Je crois que l’adoration répond aussi à ce grand appel de Jésus : « Venez à moi vous tous qui peinez et ployez sous le poids du fardeau je vous soulagerai. Mettez-vous à mon école, prenez mon joug, apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur et vous trouverez le soulagement. Oui, mon joug est aisé et mon fardeau léger. » Qu’est-ce que le joug dans la tradition antique et aujourd’hui encore d’ailleurs ? Le joug c’est ce qui permet d’unir deux animaux afin de labourer plus facilement le champ. Le joug n’est pas un fardeau qui pèse, le joug est un moyen d’alléger le travail, de rendre plus facile le travail. Si un bœuf laboure seul le champ, c’est difficile, s’ils sont deux, avec le copain à côté, le pote, avec le joug qui les unit, c’est plus facile. Le joug est une façon d’alléger l’épreuve et la souffrance. Jésus nous invite à venir nous unir et ce joug c’est l’Esprit Saint que Jésus nous donne en permanence au Saint Sacrement. Á sainte Gertrude d’Helphta Jésus disait : « Là, dans l’Eucharistie, dans la généreuse bonté de mon cœur, je guéris les blessures de tous les hommes, je procure le soulagement aux pécheurs, j’enrichis la pauvreté par les dons et les vertus, et je console chacun dans ses épreuves. » Il y a dans cette expérience que là, devant Jésus, je vais pouvoir trouver la guérison. Là, devant Jésus, je vais pouvoir venir déposer mon fardeau pour prendre son joug, c’est-à-dire avoir son secours et son aide qui, joints à ma propre responsabilité, mon propre effort, va me permettre de sortir de cette épreuve dans laquelle je suis plongé. D’être là avec ce cri : « Toi seul, Seigneur, peut me sauver ! » Saint Pierre dira : « Lui-même a porté nos péchés dans son corps, sur le bois, afin que morts à nos péchés nous vivions pour la justice. Par ses blessures nous trouvons la guérison. » Et ce corps du Christ vivant ressuscité mais stigmatisé, on pourrait dire, dans l’humilité de la présence sous l’apparence du pain, est un lieu permanent de perfusion de l’Esprit Saint et de perfusion de la vie divine par nos propres fêlures qui passent par ses propres fêlures à Lui.
Un dernier point, quand même : Guérir ou soigner ? Un médecin ne peut pas guérir, il ne peut que soigner. Tout thérapeute ne peut que soigner. Il ne peut pas guérir. La guérison est un processus propre du corps, un processus qui ne peut revenir qu’à Dieu seul, quelque part. On peut faire en sorte que le corps aille mieux par une certaine thérapie, mais le processus de guérison est impossible. Il se fait par la dynamique propre de la vie qui m’habite. Dieu seul est capable de guérir. Un médecin peut soigner. Un thérapeute peut soigner. Mais Dieu seul peut guérir. Il n’y a pas de guérison en dehors de Dieu. On peut soigner, on peut « care » disent les anglais, on peut prendre soin, mais on ne peut pas guérir fondamentalement, puisque le processus de guérison ne dépend pas des médicaments ou de la thérapie, il dépend du processus propre, de dynamiques soit du corps, soit de la psychologie de la personne. Tous les thérapeutes en psychologie, en psychiatrie, savent bien que finalement s’il n’y a pas une collaboration de la personne, un oui de la personne, il n’y a pas de processus de guérison possible. Ultimement, c’est cet acquiescement de la personne qui va amener à ça.
Déjà les juifs avaient compris que tout ce mystère se jouait autour du pain, puisqu’il y avait un pain particulier, un pain azyme, la matsa shemoura, qui était un pain extrêmement important. « Matsa » c’est le pain azyme, « shemoura » veut dire surveiller. On surveillait attentivement toute la fabrication et toute la cuisson et puis là, autour… Ce pain était servi dans le remake, ou l’after de Pâque et on dit que c’était le pain de la foi et de la guérison. Déjà dans la tradition juive on avait l’idée qu’autour du pain de la foi se jouait la guérison.
Donc Jésus est présent, Jésus est là, il est présent partout, c’est sûr… Un jour on demandait à une classe d’enfants : « Où est Jésus ? » « - Dans mon cœur ! » Un autre dit : « Á l’église, au Tabernacle ! » « - Oui, très bien ! » « - Au milieu de nous, quand deux ou trois sont réunis en son nom ! » « Très bien ! » « - Moi monsieur, moi monsieur, j’sais ! » « - Il est où ? » « - Á la salle de bain ! » « - Á la salle de bain ! ?? Pourquoi tu dis ça ? » « Ben, chaque matin quand maman fait sa toilette et que papa est devant la porte il tape, il tape et il dit : « Bon Dieu ! T’es encore là ! ». Non, Dieu n’est pas étranger à nos vies, mais il y a un lieu dans lequel Il veut être, corporellement présent et c’est ça qui change tout, corporellement présent, c’est au Saint Sacrement. Il est là réellement, spirituellement et corporellement. Charnellement présent, réellement présent.
Alors, j’aimerais voir quatre aspects, rapidement. Le premier aspect est un aspect plus théologique : Comment l’Eucharistie devient un lieu de guérison. Deuxièmement un aspect plus anthropologique, humain : Comment l’Eucharistie est un lieu de guérison très personnel, très concret. Troisièmement : Comment l’Eucharistie peut être une guérison politique, économique, cosmique, si j’ose dire. Et dernièrement : Comment l’Eucharistie est déjà une préfiguration de la guérison ultime qu’est la parousie, la venue en gloire du Christ.
Le premier point. Comment l’adoration eucharistique est au cœur du drame de l’humanité. Le drame de l’humanité c’est le péché. La folie d’amour de Dieu c’est la création, c’est la rédemption qui va s’en suivre, bien sûr, mais le drame, c’est le péché. Et le péché, nous dit saint Thomas d’Aquin, c’est se détourner de Dieu pour se tourner vers la créature. C’est ce mouvement fou de l’homme qui préfère la créature au Créateur. Ou qui n’aime pas les créatures sous le regard du Créateur. Parce qu’il ne s’agit pas de rejeter la créature mais de voir les créatures en tant que don du Créateur et de voir le Créateur toujours là en premier. Comme dit le vieux proverbe chinois : « Quand le sage montre la lune, l’imbécile regarde le doigt. » Ou alors, dans une classe, on demande : Mais d’où vient le lait ? Et un enfant dit du berlingot, de la brique. Oui, c’est vrai, mais il y a peut-être une vache derrière… Donc, nous sommes un peu bloqués sur les créatures sans voir qu’il y a un Créateur derrière. Alors, l’adoration va se mettre là : quand nous nous mettons en adoration, nous proclamons la source, nous proclamons Dieu. Nous renversons ce mouvement du péché qui est de préférer la créature au Créateur pour dire que je préfère le Créateur et le Rédempteur à la créature. Je viens affirmer de manière profonde et forte que le Créateur est au cœur de ma vie, de mon existence. Le péché me replie sur moi-même, l’adoration, disait le pape Benoît XVI, est une extase, une sortie de soi, là où les yeux m’amènent. Il y a un grand guide de montagne, René Desmaison, qui répondait à pourquoi vous êtes monté sur des montagnes, à faire des choses folles ? Il disait : « Je voulais marcher là où mes yeux me portaient. » Je voulais poser mes pieds là où mes yeux m’avaient attiré. Eh bien, voyez-vous, l’adoration, c’est ça : je regarde Jésus. Et je veux être là où est celui que je contemple. Je suis en extase de moi-même qui me met en exode de moi-même. Benoît XVI va dire : « L’extase initiale se traduit dans un pèlerinage, un exode permanent allant du je enfermé sur lui-même vers sa libération dans le don de soi. Et précisément ainsi vers la découverte de soi, plus encore, vers la découverte de Dieu. » Donc de l’exode à l’extase. Et de l’extase à l’exode. Je sors de moi, je suis en sortie de moi vers ce Dieu. Ça c’est le renversement du mouvement du péché. Le péché. Le péché me replie sur moi-même, me replie sur mon ego, m’enferme en moi-même dans l’enfermement, ̶ et dans enfermement il y a l’enfer aussi, vous voyez, une fermeture totale. Ça c’est le drame qui peut s’exprimer de manière spirituelle, de manière psychique, psychologique, de manière égoïste, pécamineuse, sans souci de l’autre et Dieu va briser ce mouvement pour me mettre hors de moi. Le pape François disait : « C’est dans le don de soi, dans le fait de sortir de soi-même que se trouve la véritable joie et que par l’amour de Dieu, le Christ, lui, a vaincu le mal. » Même des gens comme Boris Cyrulnik, psychiatre athée, d’origine juive, qui dit, mais écoutez : « La seule guérison possible dans les grands traumatismes c’est de sortir de soi et de regarder à l’extérieur. » Ce que le bon sens a compris, l’Eucharistie nous permet de le vivre, l’adoration eucharistique nous permet de le vivre. Sortir dans un exode qui nous tourne vers le Rédempteur qui est là, qui lui-même nous envoie vers les plaies de nos frères et sœurs. Un petit enfant disait un jour : « Cher Dieu, ça doit être difficile pour toi d’aimer toutes les personnes du monde. Il n’y en a que quatre dans notre famille et je n’y arrive jamais ! » Dieu nous amène à partir de cette extase vers Lui dans un exode et de l’exode vers Lui, un mouvement, se mettre en route, sortir de ma terre pour aller vers la terre de Dieu, sa terre charnelle qui est Présence au Saint Sacrement, et de là, aller vers la chair de mes frères et sœurs souffrants pour semer cet amour que Lui-même me donne.
Deuxième aspect important, théologique : Vous savez que l’on dit que l’Eucharistie est la prolongation de l’action de grâce pour la communion et la préparation dans le désir de la communion suivante. Ce qui est vrai théologiquement. Mais Benoît XVI avait souligné un aspect très important. Il disait déjà que, d’un point de vue naturel, l’homme est appelé à vivre dans la justice, qui est une vertu, et la justice consiste à rendre à chacun ce qui lui est dû. Or, il y a un premier élément constitutif de la vertu de justice, qui s’appelle la vertu de religion. D’un point de vue philosophique les grecs en ont parlé quatre siècles avant Jésus-Christ, soit cinq siècles, même, qui consiste à rendre à Dieu un culte d’adoration, d’action de grâce et de louange car il est la source de tout bien et à cette hauteur de tous les biens, on va lui rendre l’adoration, l’action de grâce et la louange qui lui est due. Eh bien voyez-vous, l’adoration eucharistique permet de remplir ce devoir fondamental de l’être humain à l’égard de son Dieu Créateur, de lui rendre ce qui lui est dû : l’adoration, la louange et l’action de grâce. De sorte que Benoît XVI pouvait même dire que, quelque part, avant même, du point de vue non pas de l’ordre chronologique, où l’Eucharistie, la messe, précède l’adoration, mais du point de vue de l’excellence, l’adoration précède encore tout. Et l’adoration est l’accomplissement du devoir premier du cœur de l’homme, en justice. Et je crois que c’est important de revenir à cela.
Saint Augustin disait que « personne ne mange cette chair sans auparavant l’avoir adorée. Nous pécherions si nous ne l’adorions pas. » Alors lui il l’entendait de manière très concrète puisqu’on communiait dans la main. On va recevoir le corps du Christ, on va L’adorer avant de Le porter à sa bouche. C’est ce que disait saint Augustin dans cette façon de faire. Mais profondément, cite Benoît XVI, il va faire précéder dans l’ordre de l’excellence l’adoration par rapport au reste pour montrer que c’est le premier devoir de l’être humain, en justice, que de dire : « Mais Dieu, Tu es mon Seigneur et mon Tout ! » Et donc de s’amener vers la gratitude et l’action de grâce, de dire merci. De dire merci à Dieu. C’est le mot efcharisto. Eucharistie ça veut dire merci. C’est l’attitude de l’homme qui dit merci, tout bien vient de Toi. L’ingratitude, l’acharistia en grec, est une catastrophe. Et l’eucharistia est le chemin de la délivrance. Même psychologiquement, aussi aujourd’hui. On se rend compte que la chose la plus importante pour vivre, dans la psychologie positive, c’est de dire merci, d’être dans l’action de grâce. Ceux qui rouspètent tout le temps, ceux qui marmonnent tout le temps, ceux qui sont dans la plainte tout le temps, dans le murmure, eh bien, c’est une tragédie. Le peuple hébreu quand il a commencé à murmurer, plutôt que de traverser le désert en quarante jours a mis quarante ans. Ce n’est pas très agréable, ça fait un peu plus long, vous voyez. Refusant l’eucharistie, ils sont enfermés dans l’acharistia et donc se sont retrouvés dans cette tragédie du murmure perpétuel. Eh bien, l’adoration eucharistique nous sort et nous disons : « Merci à toi Jésus, Gloire à Toi, Gloire à Toi ! » Donc, de sorte qu’à l’adoration on ne commence pas par soi mais on commence par le Christ : Ô Jésus, Toi, Toi, Toi… Vous voyez, ce mouvement de sortie de soi. Il y a un très beau conte soufi de la tradition mystique musulmane : c’est un fiancé qui rentre d’un long voyage et il se réjouit de rencontrer sa fiancée. Il frappe à la porte et la voix aimée à l’intérieur dit : « Mais qui est-ce ? » Il dit : « C’est moi, je suis ton fiancé, ça y est, je suis revenu ! C’est moi ! » La porte ne s’ouvre pas. Il se dit : « Mais ce n’est pas possible ! Elle n’a pas pu m’oublier, elle n’a pas pu m’abandonner… » Alors, il va dans le désert, il prie, il réfléchit, il jeûne. Il revient quelques jours plus tard, il frappe à la porte. La même voix aimée, dedans, dit : « Qui est-ce ? » Il dit : « C’est moi, je suis ton bien-aimé, je suis ton fiancé, je suis revenu du long voyage. Ouvre-moi ! » Et la porte ne s’ouvre pas. Alors il repart dans le désert, il prie, il jeûne, il réfléchit et il revient. Une troisième fois il frappe à la porte. La même voix aimée : « Mais qui est-ce ? » Á ce moment-là il va dire : « C’est toi, ma bien-aimée, c’est toi ! » Et la porte s’ouvre. Vous voyez, l’adoration eucharistique nous fait passer du moi à toi. Un philosophe juif et poète à sa manière, Martin Buber, a fait un poème extraordinaire. Du, qui veut dire en allemand toi. En haut Toi, en bas Toi, à gauche Toi, au-dessus Toi, dans le malheur Toi, dans la joie Toi, Toi, Toi, Toi, rien que Toi, uniquement Toi. Eh bien l’adoration c’est ça, voyez-vous… Je passe du je au Toi.
Peut-être un autre point très important dans l’adoration eucharistique, que j’aimerais soulever… Saint Thomas d’Aquin nous dit qu’il y a deux drames qui rongent le cœur de l’homme. C’est la présomption et le désespoir. La présomption c’est croire qu’on peut faire par nous-même les choses. Et le désespoir, c’est se retrouver dans cette pauvreté, cette vulnérabilité où on ne sait plus où donner de la tête, jusqu’à la dépression. Et saint Thomas d’Aquin dit que la présomption et le désespoir sont les deux péchés contre la vertu d’espérance. Ah, c’est intéressant, la vertu d’espérance ! Et l’espérance, dit-il, se nourrit de la prière. Et la prière en particulier du Notre Père qui es au cieux. Or, saint Paul nous dit que personne ne peut dire Abba, Père, sans la puissance de l’Esprit Saint. Or, il se trouve une chose incroyable : l’Eucharistie est justement le lieu de la pentecôte perpétuelle. Saint Jean Chrysostome, un père de l’Église, disait que, à l’origine, la Pentecôte n’était pas qu’un fait initial, c’était un mouvement qui avait été inauguré une fois et que Dieu ne cessait pas de donner l’Esprit Saint, et que l’Esprit Saint est un jaillissement permanent du Cœur eucharistique de Jésus. Il y a deux Pentecôte, on les connaît tous : celle de saint Luc dans les Actes des Apôtres cinquante jours après Pâque, où une flamme arrive, où l’Esprit Saint arrive, de grands signes et de grands phénomènes, avec les flammes sur la tête des apôtres. Ils sortent, Pierre fait un sermon et trois mille conversions. Un ami prêtre m’a dit un jour : « Tu te rends compte ! Un sermon, trois mille conversions ! Moi, trois mille sermons et pas une conversion ! » Je dis : « Non… Le Seigneur travaille quand même, pas de souci ! » Voilà. Et il y a une Pentecôte dont on parle moins, c’est la Pentecôte de saint Jean. Saint Jean ne situe pas la Pentecôte de la même manière que saint Luc, mais pour Jean la Pentecôte est immédiatement à la Croix. Au dernier jour de la fête de Soukkot, la fête des Tentes, où le peuple juif vivait sous des tentes en dehors de leur maison, rappelant le séjour au désert, le dernier jour il y avait un rite particulier où le grand prêtre descendait à la fontaine de Siloé, qui était la seule fontaine jaillissante d’eau vie à Jérusalem. Le reste c’était des puits. Il allait chercher l’eau vive, l’amenait sur l’autel du Temple pour verser l’eau en offrande. Et à ce moment-là, dans une acclamation, ̶ le commentaire du Talmud dit qui n’a pas vu la joie de la fête de l’eau qui clôt la fête des Tentes ne peut pas connaître la joie. C’était l’apothéose de la joie. Et Jésus crie à ce moment-là : « Si quelqu’un a soif qu’il vienne à moi, car il est écrit de son sein jaillira l’eau vive. Il parlait de l’Esprit Saint qui jaillirait de son côté, à sa glorification », c’est-à-dire au moment de la Pâque. Donc, pour saint Jean le Cœur ouvert du Christ est la Pentecôte. Or, le Cœur du Christ ne cesse de palpiter au Saint Sacrement. Et l’Esprit Saint ne cesse d’être donné. De sorte que, en l’adoration eucharistique, Dieu vient me libérer de la présomption et du désespoir. Qui suis-je pour, pardonnez-moi l’expression un peu directe, me la péter devant le Bon Dieu, au Saint Sacrement ? Qui suis-je pour avoir quelque sentiment d’orgueil devant Jésus au Saint Sacrement ? Lui, le Tout-puissant s’est fait dans une telle vulnérabilité, sous l’apparence d’un bout de pain inerte, et c’est Dieu qui est là. Et en même temps qui suis-je pour désespérer, puisque la grâce m’est donnée. Puisqu’Il s’est revêtu de mon humanité, Il a pris l’humilité de descendre et vient aux tréfonds me rechercher et m’empoigner. On a accueilli une fille chez nous qui avait fait cinq tentatives de suicides, des violences extrêmes, la drogue depuis douze ans, son copain était un dealer qui s’est fait assassiné, dans la rue comme ça… Enfin voilà, c’était vraiment un truc incroyable. Et quand elle a débarqué chez nous, elle était en hôpital psychiatrique juste avant. Elle avait fracassé l’infirmière qui était venue lui faire une piqûre de calmants, du coup l’infirmière avait dû être hospitalisée pour coups et blessures. Elle avait quinze ans, on ne savait plus que faire d’elle. Alors on l’a amenée chez nous. Un jour elle a pété les plombs, c’était horrible. Et puis elle me dit : « J’me casse ! » J’dis : « Écoute, de toute façon il n’y a plus personne qui peut te supporter ici, donc… Mais avant, on cause. » Et puis elle me dit : « J’ai pas envie de parler avec toi, tu dégages, connard ! » Très bien. Alors j’dis : « Mais on cause. » Alors je la poursuis, j’arrive à la chambre, elle m’envoie la porte à la figure, je bloque la porte. Je dis : « Écoute, j’ai dit qu’on causait ! » Elle me dit : « T’as pas l’droit de rentrer ici ! » J’dis : « Écoute, c’est ni chez toi, ni chez moi, c’est chez le Bon Dieu, donc on est chez le Bon Dieu tous les deux. » Elle commence à faire sa valise. Á ce moment-là je ferme la valise, je m’assieds dessus, j’dis : « J’t’ai dit qu’on causait avant que tu te casses, quoi ! » Et là, elle vient vers moi avec le poing comme ça, vous savez… Alors j’enlève vite mes lunettes parce que j’me dis qu’il vaut mieux un œil au beurre noir qu’un œil crevé. Et elle s’arrête à ça de moi avec le poing ! J’étais très content, d’ailleurs. Et elle me dit : « Mais pourquoi je suis comme ça, Nicolas ? » « Ah !, j’dis, ça c’est une très bonne question, assied-toi. » On a passé un long moment à discuter, et puis à la fin, elle me dit : « J’fais quoi, maintenant ? » « Si tu veux t’casser, tu veux t’casser… Á moins que tu aies une autre idée, maintenant. » « Tu veux que j’aille où ? » J’dis : « J’suis tout à fait d’accord avec toi, à part la rue, tu n’as rien. » Elle me dit : « Tu m’gardes encore ici ? » J’dis : « Ouais ! Mais à une condition. C’est que quand tu pètes les plombs, tu vas à la chapelle. » Elle me dit : « Non ! mais moi je n’y crois pas à ton machin de Jésus, avec ton machin blanc, là ! J’y crois rien ! » J’dis : « C’est pas ça que je t’ai dit. Je t’ai dit : Il n’y en a qu’un seul qui te supporte ici, c’est Jésus. Et la chapelle est insonorisée. Et il n’y a personne qui te supporte, par ailleurs. Donc, quand tu as envie de péter les plombs, tu vas chez Jésus péter les plombs. D’abord on n’entend pas, ensuite c’est Lui qui te supportera. » Et elle faisait ça très gentiment d’ailleurs, par obéissance. Et un jour, elle sortait de la chapelle, je la vois arriver. Je passais juste devant la chapelle à ce moment-là, c’est vraiment providentiel et elle me dit : « Aïe ! Aïe ! Nicolas ! » J’dis : « Quoi ? » « - Le cœur !... » J’dis : « Saute dans la voiture, on part à l’hôpital tout de suite ! » Je me suis dit, avec toutes les substances qu’elle a prises, le cœur est en train de… Elle dit : « Non, c’est pas ça, c’est l’amour de Jésus ! » « Ah, j’dis, c’est bon ! » Elle me dit : « Tu vois, j’ai dit à Jésus : Tu as une heure, montre suisse en main, tu as une heure pour me dire si tu existes ou pas. Soit tu existes et tu fais quelque chose, soit, s’il n’y a pas de réponse, je vais me suicider. Peut-être, si tu existes, on se retrouvera de l’autre côté. Mais moi je ne supporte plus la vie comme ça. » Elle s’est mise à genoux, une heure montre en main. Après une heure, elle s’est levée et elle a dit : « Tu n’m’as rien dit. Peut-être qu’on se reverra de l’autre côté, si tu existes. » Et à ce moment-là elle me dit : « Je ne sais pas ce qui s’est passé Nicolas, j’ai senti mon cœur brûler, je me suis effondrée au pied du… Elle était à ça de Jésus ! Á ça de l’ostensoir, au bord de l’autel, comme ça ! Elle a dit : « J’l’ai pas quitté des yeux, hein ! J’te lâche pas ! J’te lâche pas les baskets ! » Elle m’a dit : « J’me suis effondrée là, je sors maintenant de la chapelle. Il m’a dit qu’Il existait et qu’Il m’aimait. » Elle avait des médocs à n’en plus finir. On a fait le pèlerinage à Saint-Jacques de Compostelle. Elle a fait un chemin comme ça. Bref, elle a fait son Bac, elle a terminé son Master en Sciences Po, croyante et tout… Avec cette expérience du Christ qui vient sauver, qui vient regarder. Tout d’un coup, entre la présomption et le désespoir, il y a le cœur de l’enfant de Dieu qui nous est restitué par l’effusion de l’Esprit Saint jaillissant du Cœur eucharistique du Christ. De sorte qu’il y a cette Pentecôte permanente qui est là, et qui fait que tout d’un coup je peux venir à ce Cœur miséricordieux.
Á sainte Faustine Jésus disait : « Tu vois, mon enfant, ce que tu es par toi-même, la cause de tes échecs, c’est que tu comptes trop sur toi et que tu t’appuies trop peu sur moi. Mais que cela ne t’attriste pas outre mesure, je suis le Dieu de la Miséricorde, ta misère ne saurait épuiser mon Amour, puisque je n’ai pas limité le nombre de mes pardons. Sache, mon enfant, que les plus grands obstacles à la sainteté sont le découragement et l’inquiétude. Toutes les tentations réunies ne devraient pas, même un instant, troubler la tranquillité intérieure. Quant à l’irritabilité et au découragement, ce sont les fruits de ton amour propre. » Le diagnostic est clair, c’est bien, on sait où on en est.
Une autre chose fondamentale dans l’adoration eucharistique c’est qu’on a le choix entre adorer et idolâtrer. Le cœur de l’homme est ainsi fait qu’il ne puisse pas ne pas s’attacher à quelque chose. Qu’il ne puisse pas aller à un endroit où le sens de sa vie prend source, où il s’accroche. L’athéisme comme tel est impossible. J’aurais de toute façon une idole à la place de Dieu. Je peux être athée d’un certain Dieu, du Dieu de Jésus-Christ, je peux être athée d’un autre Dieu, peu importe… Mais je ne peux pas vivre d’un athéisme. J’aurais nécessairement quelque chose qui tient lieu : mon travail, mon sport, ma littérature, ma science, mon art, une personne, mon moi, mon ego… bref, quelqu’un tiendra lieu de Dieu qui remplira cette tâche dans mon existence. C’est subtil, parfois… Un petit enfant de cinq ans : « Maman, t’aimes mieux qui le plus au monde ? – Mais mon p’tit chou ! tu sais bien que je te préfère à tout ! – Ah, c’est là le problème, alors, maman. » C’est que tu n’as pas quelqu’un devant, qui est là et qui pourrait dire : eh bien, oui, c’est parce que j’aime Dieu en premier que je peux t’aimer toujours mieux. Donc l’idolâtrie sera toujours là et Benoît XVI disait : Enfin, avec Jésus au Saint Sacrement, on a quelqu’un devant qui plier le genou : « Celui qui plie le genou devant l’Eucharistie fait une profession de liberté. Il ne pourra plus jamais plier le genou devant quelque idole que ce soit. » Je suis libre quand je plie le genou devant Dieu, quand je m’agenouille devant le Seigneur et Sauveur, quand je me prosterne devant l’unique Seigneur. Ce geste d’adoration devient une contestation révolutionnaire face à notre monde des idoles. Adorer le Saint Sacrement, répandre l’adoration sur la terre entière devient la plus grande contestation révolutionnaire mais dans un sens prophétique et positif du terme de la révolution. Non pas dans un sens destructeur mais au contraire dans la proclamation d’un nouvel ordre du monde qui est un peu déboussolé, qui est un peu désorienté. Un monde qui a perdu l’Orient devient désastré. Il a perdu l’astre. Et c’est une catastrophe. Replier le genou devant celui qui est le Soleil levant qui porte en ses rayons notre guérison, le Christ, Soleil levant, c’est se tourner vers l’Orient, c’est réorienter le cœur de l’homme et le monde et retrouver l’astre du matin qui vient illuminer notre monde. Voilà. C’est ce renversement qui s’opère comme ça. Et je pense qu’il y a une profession de foi prophétique par l’adoration permanente du Saint Sacrement. Un jour à Lyon, un jeune qu’on avait accueilli qui s’était converti et qui allait être confirmé. Il avait invité à la fois des amis de la paroisse, des cathos bien engagés et ses amis du travail qui était athées, musulmans… Á la fin, il m’a dit : « Il faudrait que tu parles… Un petit mot comme ça, devant tout le monde… » J’dis : « Écoute, j’peux pas parler aux gens de ta paroisse de l’Emmanuel de la même manière que je vais parler à un musulman, ou à un athée… Enfin, c’est pas possible ! » Il fait : « Débrouille-toi, ça c’est ton problème, c’est pas le mien ! » C’était un hall de gymnastique, il avait mis une croix quelque part et il y avait un petit pique-nique, là, un petit buffet. Et puis… j’étais tellement perdu que je me suis prosterné devant la croix en mettant le front par terre et disant : « Jésus ! il n’y a plus que Toi qui peut me dire ce qu’il faut dire. » Je me relève. Je raconte, je ne sais pas ce que j’ai raconté… Á la fin, un monsieur vient me voir et me dit : « Voilà… j’aimerais vous dire que je suis musulman, j’aimerais devenir chrétien. » Je dis : « Ah bon ! Vous y pensez depuis longtemps ? » Il me dit : « Non, depuis tout à l’heure. » Je dis : « Quand ça ? » « Quand vous vous êtes prosterné le front par terre devant la Croix du Christ, comme nous on fait en direction de La Mecque, mais vous devant la Croix du Christ, j’ai su que vous adoriez le vrai Dieu ! » Et deux ans après il a été baptisé à Saint-Jean, à la cathédrale de Lyon. Dieu s’est servi de ce geste que j’avais fait de manière "égoïste", en disant Seigneur, moi je ne sais pas ce qu’il faut dire. Je n’avais aucune intention en posant ce geste. Dieu s’est servi de ce geste qui n’avait aucune intention. Je crois qu’il n’a pas écouté ce que j’ai dit après, il a bien fait d’ailleurs, tellement bouleversé par ce que Dieu lui avait donné, ou ce que l’Esprit Saint lui avait donné, par ce geste d’adoration. Professer le Christ dans l’adoration c’est délivrer l’homme de toutes les idoles.
Peguy disait : « Tous les prosternements du monde ne valent pas le bel agenouillement droit d’un homme libre. Toutes les soumissions, tous les accablements du monde ne valent pas une belle prière bien droite, agenouillée, de ces hommes libres-là. Toutes les soumissions du monde ne valent pas le point d’élancement, bel élancement droit d’une seule invocation d’un libre amour. » C’est bouleversant, ça, voyez… Donc l’adoration est là au cœur du drame de notre humanité pour renverser les choses.
Du point de vue anthropologique, le premier drame de l’humanité, c’est l’orgueil. Quand on est devant le Saint Sacrement exposé, quand on regarde Jésus dans son look du bout de pain, dans son apparence d’un bout de pain, dans cette vulnérabilité-là, vraiment, on est bouleversé. Le Tout-Puissant s’est fait le désarmé. Le Seigneur des armées est devenu le Seigneur désarmé. Désarmé, vulnérable, pauvre. Il ne peut même pas sortir du Tabernacle tout seul. Bon, des fois, il le fait. Avec sainte Faustine, un jour, Il débarque dans sa chambre et Il se pose sur ses mains, et dit : J’en ai marre, ici, il n’y a personne qui m’aime. Il n’y a que toi, donc je quitte cette maison et j’me casse ! Et Faustine négocie, elle dit : Tu ne peux pas Jésus, quand même, non… Il était sorti du Tabernacle, du ciboire, comme ça, et puis Il lui dit, bon, tu m’as convaincu, rapporte-moi au Tabernacle. Elle lui dit non, t’es venu tout seul, tu retournes… Il dit, non, j’y retournerai avec toi. Il lui a fait trois fois le coup comme ça. Trois fois Il lui a dit, non, je ne veux plus rester ici, ça va pas. Et trois fois Faustine dit, mais non, Jésus, écoute… Faut pas faire comme ça, elles sont bien mes sœurs quand même, tu sais… Et donc, elle ramènera trois fois Jésus au Tabernacle. Á part ça, il a besoin des mains du prêtre ou du diacre, pour sortir, être exposé. Benoît XVI dit : « Sa façon d’être Dieu provoque notre façon d’être homme. » C’est prodigieux cette phrase, aussi. Qui es-tu devant ce Dieu pour revendiquer quoi que ce soit ? Au point que Jean-Paul II a pu dire : « La première tâche de la théologie est l’intelligence de cet abaissement de Dieu ̶ qu’on appelle en grec la kénose, en français venant du grec ̶ le Dieu qui se vide de lui-même, vrai et grand mystère pour l’esprit humain. » Dieu s’abaisse jusqu’à la Croix, jusqu’à l’Hostie. « C’est pourtant dans ce mystère de l’abaissement de Dieu que le mystère de l’homme s’éclaire totalement. Le mystère de l’homme ne s’éclaire vraiment que dans le mystère du Verbe incarné. »
Deuxième point : l’égoïsme et le repliement sur soi. Nous sommes libres mais nous avons tous besoin d’être libérés. Si de manière générale, théologiquement, l’adoration renverse le mouvement du péché, qui est la préférence de la créature pour le Créateur, d’un point de vue très concret, l’adoration me donne ce goût de la liberté, élargit mon espace, élargit mon cœur. Dans la confiance de la présence de Celui qui me regarde et qui m’aime il y a un mouvement de libération qui peut se faire.
Troisième point de ce côté-là : les troubles de l’estime de soi, les maladies du refus de vivre. Vous savez, on est très marqué par rapport à ça : Je ne m’estime pas, je ne vaux rien, je suis nul, c’est n’importe quoi, rien à foutre… C’est une fille que j’avais accueillie, qui avait fait aussi plusieurs tentatives de suicide. Qui était dans un état aussi incroyable. Elle a passé neuf nuits d’adoration. Neuf nuits de 10h du soir à 6h du matin. Sans trop y croire, d’ailleurs. Après ces neuf nuits elle m’a écrit un mot. Elle ne pouvait pas encore parler parce qu’elle était tellement blessée, traumatisée. Je lui avais dit, t’es trop cassée. Il n’y a qu’une chose qui peut te relever c’est te laisser regarder par Jésus. Elle me dit : « Mais j’y crois pas ! » « Ça fait rien, Lui croit en toi. Alors si tu veux passer une nuit d’adoration, je peux accepter. » La première nuit, de 10h du soir à 6h du matin, elle n’a pas bougé. Moi j’avais la tête qui tombait. Elle rien, rien. Je dis : « Tu peux revenir une fois, si tu veux. » Elle me dit : « Je reviens ce soir. » Je dis : « Non, pas toutes les nuits, une nuit sur deux, quand même ! » Et donc, elle a fait les neuf nuits. Elle m’a écrit : « Tu vois, Nicolas, je me trouvais moche, nulle et conne. Et Dieu dans l’adoration m’a dit : « Tu es belle, tu as du prix à mes yeux et je t’aime. » Et j’ai compris que ce qui compte c’est pas ce que moi je pense de moi, même pas ce que mon père pense de moi. ̶ Qui avait dit en psychothérapie systémique : « Tu peux crever, j’en ai rien à faire », ce qui n’était pas son intention profonde, mais dans le désespoir et la souffrance qu’il avait, c’est la seule chose qu’il a pu sortir, mais elle l’a pris en pleine figure, comme une parole vraie. ̶ Et puis, c’est pas ce que pensent les copains de moi. Ce qui compte, c’est ce que Jésus pense de moi. » Et ça a été le chemin de la libération.
On est vraiment aux antipodes, dans les Métamorphoses d’Ovide, avec le mythe de Narcisse. Ovide dit : « Il meurt victime de ses propres yeux. » C’est extraordinaire : à force de regarder là-dedans, il est séduit par lui-même, il meurt victime de son propre regard replié sur lui-même. Nous, nous allons vivre du regard du Christ posé sur nous. Á l’adoration où Jésus est exposé, nous nous exposons à son regard de miséricorde. Jean-Paul II dans la Théologie du corps dit : « L’homme accueille par un regard celle qui lui est donnée. » Il y a toujours un regard qui est là, voyez-vous. Au cœur de ce mystère, il y a ce regard. François Roustang, un thérapeute psychanalyste, disait : « Dans le regard sur ma propre chair, sur ma propre corporéité, sur ma propre sensibilité, j’ai la certitude d’être vivant en tant que tel, d’une pleine évidence telle qu’elle rejette dans l’ombre toutes les modalités de la vie individuelle. Je suis vivant, je suis assuré d’être vivant et cela me donne une fermeté et un aplomb que je n’avais jamais ressenti auparavant. » Pour lui, il le dit de manière psychanalytique athée, c’est-à-dire que le regard de l’autre me sort de mon narcissisme destructeur, de mon renfermement sur ce regard qui me fait mourir, parce qu’il m’enferme sur moi-même, et me met en présence de Celui qui m’extasie, justement, et qui me regarde. Cette parole d’un psychanalyste s’applique dans sa perfection et son excellence à l’adoration eucharistique. Jésus, avec son regard d’amour, il est là, il a ses yeux. J’étais avec un petit enfant, un jour, cinq ans, devant le Saint Sacrement. Il regarde l’Hostie comme ça, il dit : « Jésus, Toi tu ne me vois pas, hein, mais moi je sais que c’est Toi qui es là ! » Alors : « Oui, oui, Il te voit aussi… » Je l’ai trouvé tellement beau… Tu ne me vois pas, mais moi je sais… On est complice. Et le Pape François disait : « Dans l’adoration, j’ai l’expérience que Dieu m’aime. Cette sécurité, personne ne pourra nous l’enlever, personne ne pourra nous l’arracher. Personne. » Dieu est là. C’est juste l’inverse du regard de Sartre. Dans Les mots, Sartre raconte qu’il était dans le salon de la maison familiale. Il avait joué avec des allumettes, il avait mis le feu au tapis. Le tapis a cramé. Il a réussi à éteindre mais il restait les marques et il dit : Dieu m’a vu, j’étais devenu une cible vivante. J’essayais d’échapper à son regard. J’ai été me cacher sous la table du salon, il me voyait toujours. J’étais à la salle de bain, il me voyait toujours. Alors, je me suis mis à jurer comme mon grand-père. Sacré nom de Dieu, de nom de Dieu, de nom de Dieu, tu ne me regarderas plus ! Je n’ai pas immédiatement cru que Dieu n’existait pas, mais je ne voulais plus qu’il me regarde. Vous voyez l’image qu’il avait du regard de Dieu. Le père Fouettard. Je suis athée de ce Dieu-là de Sartre. Le Dieu auquel je crois n’est pas un Dieu qui regarde pour juger ou accuser. C’est un Dieu qui regarde pour relever, faire exister. Et au Saint Sacrement il me relève et me fait exister. On apprend par Jésus l’expérience de cela. Quand Jacob se bat dans son combat contre Dieu dans cette nuit à Penuel, le nom Penuel veut dire la face de Dieu, se tourner vers le seul vrai Dieu. Et saint Ambroise commentant Marie-Madeleine dit : « Qui cherche-tu ? demande le Christ à Marie. Regarde-moi ! Tant que tu ne me regardes pas je t’appelle femme. Tu me regardes, je t’appelle Marie. Tu reçois le nom de celles qui engendrent le Christ, car, en me regardant spirituellement, tu engendres le Christ dans ton âme. » Et Hagar, chassée par sa maîtresse, Saraï, pas très gentille, là, l’envoie au désert. Elle est là, elle croit qu’elle va mourir. Elle a son enfant d’un côté et va de l’autre côté. Et tout d’un coup, Dieu vient la visiter et lui montre le puits. Elle a l’audace, pour une esclave non juive, de donner un nom à Dieu. Elle va donner à Dieu le nom : « Toi tu es Dieu qui me voit ». Atta-El-roï. C’est pourquoi on appelait ce puits le puits pour le vivant qui me voit. C’est la seule qui ose donner un nom à Dieu. Vous voyez la liberté d’une esclave ! Elle ose donner un nom parce qu’elle a fait l’expérience que dans sa misère et dans la mort qui s’annonçait, pour sa descendance et pour elle, Dieu la voyait et lui a donné la vie. Il lui a donné l’eau vive. Donc n’ayons pas peur de nous présenter à Dieu comme ça, devant lui.
Un autre point. On vit beaucoup dans l’affectivité, l’émotion, le ressenti. L’adoration eucharistique est une guérison de mon émotionnalité. Je ne sais pas si ceux qui adorent régulièrement parmi vous ont beaucoup de guili-guili qui partent de l’occiput à la pointe du petit orteil, mais… Moi, en tout cas, c’est pas trop le cas, depuis des années que je fais cela… Par contre, je vois une chose qui est absolument prodigieuse qui se passe en moi. Ce n’est pas ma sensibilité qui rejoint Dieu. D’ailleurs, elle ne permet jamais de rejoindre Dieu. Elle peut être un cadeau, il ne faut pas rejeter les cadeaux de Dieu dans notre sensibilité, si sa bonté, sa tendresse nous donne ça. Mais c’est un cadeau de Dieu, ce n’est pas Dieu lui-même. Dieu lui-même ne se touche que par la foi, l’espérance et la charité. Par les vertus que l’on appelle théologales. Et donc, l’adoration eucharistique… Si les Pères de l’Église disaient il faut fixer son regard ̶ et toute l’adoration eucharistique au XIIIème siècle est née du fait que l’on voulait voir Dieu avec nos yeux de chair, puisque certains contestaient sa présence réelle ̶ On a toujours dit : oui, mais nos yeux de chair, qui sont le vecteur de ce regard posé sur Dieu, portent un autre regard, ceux de l’âme, qui est perfectionné par la foi, l’espérance et la charité. Donc, toute l’adoration eucharistique consiste à poser des actes de foi, d’espérance et de charité. Je crois que Tu es là, Seigneur. Je T’aime, Seigneur, je T’adore et je compte sur Toi, parce que sans Toi, je ne peux rien faire. Et un jour je te verrai face à face. Acte de foi, acte d’espérance et de charité. De sorte que quelques soient mes émotions, quand je ressens, je dis merci Jésus, mais ce n’est pas ça ce à quoi je veux m’attacher. C’est à Toi que je veux m’attacher. Ce n’est pas pour tes cadeaux que je T’aime, c’est pour Toi-même. Et quand je ne ressens rien, encore mieux : je peux au moins m’attacher à Toi par la foi, l’espérance et la charité. Et donc je suis lié à Lui de manière indéfectible. Un jour, un petit enfant de 6 ans, qui préparait sa première communion, devant le Saint Sacrement : « Nicolas, c’est fou, hein ? de penser que c’est Jésus qui est là ! » Je dis, génial, on va… Il me dit : « Enfin, c’est la Toute-Puissance de Dieu, quoi ! » Oui, t’as raison, c’est vrai, la Toute-Puissance peut se faire toute petite.
L’adoration nous délivre des maladies de la subjectivité ̶ qui se transforment d’ailleurs en pathologies : boulimie, anorexie, dépression, crise identitaire, toxicomanies diverses… ̶ pour nous établir dans une structuration de notre être profond par la dimension essentielle de notre dignité humaine, qui est l’âme spirituelle, qui elle-même est faite d’intelligence et de volonté, qui elles-mêmes, ces facultés, sont perfectionnées par la foi, l’espérance et la charité. Ce qui ne me désincarne pas, ce serait une tragédie, mais qui assume toute ma chair et ma psychologie pour la tourner vers Dieu.
Un autre point qui me paraît important. Parfois, on a une maladie que l’on appelle l’acédie. Acédie veut dire la perte du désir, la perte de la soif, la perte de la faim ; le train-train, la paresse ; l’assoupissement, le manque de force et de détermination pour aller vers Dieu. L’adoration m’amène à crier vers Dieu en permanence. L’adoration est vraiment ce cri qui me tourne vers Dieu perpétuellement. Paul Claudel disait : « Lève les yeux et tiens-les fixés devant toi. C’est là ! Et regarde l’azyme (le pain) dans la monstrance. Le voile des choses, pour moi, sur un point est devenu transparent. J’étreins la substance, enfin, à travers l’accident. » C’est-à-dire : j’étreins Jésus à travers l’apparence du pain. Il y a donc là un désir. L’adoration est le lieu du désir. C’est Toi que je veux ! J’ai faim de Toi, j’ai soif de Toi ! Je le mange des yeux ! Je le mange du regard et je nourris ma foi, mon espérance et ma charité. Je n’arrête pas de le désirer. Saint Augustin dit : « Le gémissement de mon cœur me faisait rugir. Et qui connaissait la cause de mon rugissement ? Tout mon désir est devant Toi. Non pas devant les hommes mais devant Dieu. Car ton désir c’est ta prière. Si le désir est continuel, la prière est continuelle. » Ça, c’est beau ! Donc, j’apprends le désir. En même temps devant le Saint Sacrement, j’apprends à être moi-même, aussi. Ma vulnérabilité, ma pauvreté, je suis là. Le monde nous pousse à la performance, nous pousse à la réussite. Nietzsche avait parlé du surhomme, aujourd’hui c’est le transhumanisme qui fait fureur partout. J’en parlais avec un spécialiste du transhumanisme ici, en France, Laurent Alexandre, qui me disait : « Mais qui, aujourd’hui, voudrait vivre avec 120 de QI ? Mais c’est 175 minimum, voire 200 ! Il n’y a plus de raison de vivre avez 120 ! » Je dis : « Moi, je n’ai encore jamais rencontré une seule personne qui m’a parlé de son QI ! Mais toutes les personnes que j’ai rencontrées m’ont parlé de leur cœur. Qui souffraient de ne pas être aimées. De ne pas avoir l’amour. De ne pas trouver sens à la vie. Ça oui. Mais personne ne m’a dit, là, j’ai un problème avec mon QI. Jamais. Ou alors avec des gros intellos. Mais c’était très bien pour eux. » Finalement, devant cet appel au culte de la performance et à la fatigue d’être soi (Nietzsche) il y a, devant Jésus, la pauvreté, l’expérience que ma vulnérabilité est aimée, que ma vulnérabilité est le lieu de l’entrée de la grâce, que ma pauvreté est le lieu par lequel Dieu va passer. C’est le lieu par lequel Dieu va me rejoindre. La désappropriation radicale de l’humanité de Jésus dans l’Eucharistie est un lieu pour que je puisse aussi m’abandonner tel que je suis. Ma pauvreté est la porte d’entrée de la grâce. Ma misère est la porte d’entrée de la grâce. Elle est le reposoir de la miséricorde de Dieu et le lieu par lequel Dieu va tout transformer. Et c’est par-là que ça se passe, voyez-vous. C’est capital de redécouvrir cela. De redécouvrir que la vulnérabilité est au cœur de l’existence humaine et au cœur de l’étreinte divine. Dieu vient épouser ma vulnérabilité. Ce ne sont pas les gens en bonne santé qui ont besoin du médecin. Ce sont les malades. « Je suis venu pour les pécheurs et pas pour les justes. » Vous voyez. Et quand j’arrive comme ça devant Dieu, je peux Lui dire : « Tu n’es pas venu pour rien, Seigneur, tu n’es vraiment pas venu pour rien. Tu as trouvé ton bonhomme devant Toi. »
Je pense qu’il y a aussi dans l’adoration eucharistique quelque chose d’assez extraordinaire qui se produit. C’est une… Je disais tout à l’heure que si l’homme est fait pour trouver le sens à sa vie, pour ad-orer, ̶ adorer veut dire "mettre une source à sa bouche pour en vivre". On ne peut pas vivre sans eau. Ou je mets ma bouche à la source de Dieu ; ou je la mets à d’autres sources frelatées. Il y a une autre chose qui me caractérise : je ne peux pas vivre sans une certaine dépendance. Si je ne dépends pas de l’unique nécessaire qui est Dieu, je vivrais dans des dépendances affectives diverses. Mon cœur sera balloté. Et ce cœur balloté va se trouver aussi, parfois, souillé. Et Dieu vient me redonner par l’adoration eucharistique la possibilité de m’attacher à l’unique nécessaire, Lui, et une purification aussi du cœur, une chasteté. « Tu nous as fait pour Toi, Seigneur, et notre cœur est sans repos tant qu’il ne repose pas en Toi » dit saint Augustin. Il y a, par ce regard posé sur le Christ, une chasteté qui nous est donnée. Jésus dit : « Ton regard, c’est la fenêtre de ton cœur. Garde ton regard pur afin que ton regard soit pur. » On a accueilli une fille qui était dans la prostitution sadomasochiste, dix ans de prostitution, de violence et d’horreur « mais je ne peux même pas, Nicolas, te raconter ce que j’ai fait, parce que tu ne supporterais pas d’écouter ce que moi j’ai vécu. » Et à l’adoration eucharistique, elle passait des heures chaque jour. Elle s’en est sortie. Elle fait de belles études maintenant. Et un jour elle vient vers moi et elle me dit : « Mais tu sais, Nicolas, il semble que Jésus m’a recréé ma virginité. « Je dis, d’accord. Elle me dit : « Je la sens même physiquement. Mon corps qui me faisait mal en permanence, ma féminité qui avait mal en permanence… » pas tant physiquement… Je ne sais pas, je n’ai pas exploré ce qu’elle voulait me dire dans ces mots… Mais en tout cas, dans sa chair meurtrie par ce qu’on lui avait fait par son corps, sa virginité lui était restituée par l’adoration eucharistique. Le regard chaste du Christ et son regard à elle posé sur le Christ venaient à la fois purifier son cœur et purifier son corps. Je crois que dans un monde très marqué par ça, par l’érotisme et la pornographie, l’adoration devient un lieu de guérison profonde. Qui a posé son regard sur le corps du Christ ne peut pas regarder le corps de l’autre n’importe comment. De la même manière que lorsque l’on a touché le corps du Christ on ne peut plus toucher son corps ou le corps de l’autre n’importe comment. La charnalité du Christ, la corporalité du Christ au Saint Sacrement me met en rapport immédiat avec mon corps. Et le respect du corps du Christ et l’adoration du corps du Christ renverse aussi ce mouvement-là. « Heureux les cœurs purs, car ils verront Dieu. »
Tout ça passe aussi par ce fameux regard dont je vous parlais. Je crois que c’est très important. Si l’on expose Jésus au Saint Sacrement, c’est pour le regarder, voyez-vous. Autrement, c’est pas le Tabernacle. En Suisse, j’étais dans une chapelle, un jour… Il n’y a que les suisses pour faire ça… Le tabernacle était un coffre-fort. Les portes blindées du coffre-fort, vous voyez. Il fallait y penser, moi je n’y avais pas pensé… Mais… Voilà. En fait, c’est vrai, c’est un trésor, Jésus. Le seul trésor. C’est même plus important que tout ce qu’il y a dans les coffres-forts de toutes les banques suisses. Ce n’est même pas cette porte blindée qui empêchait Jésus de rayonner. Alors, pourquoi l’expose-t-on s’il est là dans le Tabernacle ? C’est parce qu’il y a ce mystère du regard qui peut se poser sur le vrai corps du Christ, sur la vraie corporalité. Le cardinal Journet avait cet exemple, il disait : Imaginez deux amoureux qui se téléphonent. Ils se parlent : je t’aime, moi aussi, mon petit lapin, ma petite chérie… tout ce qu’on veut comme petits diminutifs et tout d’un coup, paf ! ils tombent l’un sur l’autre. Ils se voient et ils s’embrassent. Vous voyez la différence ? Entre le coup de fil et l’étreinte. Si vous n’avez pas compris, vous ne pouvez pas comprendre l’adoration eucharistique. Si vous avez compris la différence qu’il y a entre un coup de fil et une étreinte, vous avez compris l’adoration eucharistique. C’est-à-dire qu’à un moment donné, vous passez d’une communication avec Jésus, d’une présence réelle, spirituelle, à une présence réelle, spirituelle et corporelle. Et la chair est importante.
Et donc, dans la chair, le regard, qui est le sens qui m’extasie le plus ̶ alors que l’ouïe m’enstasie, fait rentrer en moi les sons et fait vibrer en moi le son qui rentre en moi ̶ le regard, l’adoration m’extasie, me sort de moi-même et me permet de voir celui qui m’aime. Á sainte Gertrude d’Helfta Jésus dit : « Autant de fois l’homme regarde avec amour et révérence l’Hostie qui contient sacramentellement le Corps et le Sang du Christ, autant il augmente ses mérites futurs. J’ai réservé des trésors d’amour et des récompenses particulières pour chaque regard qu’on aura dirigé vers le Saint Sacrement. » Á l’adoration, à l’élévation. Alors, ses sœurs baissaient la tête à l’élévation. Et elle, elle trichait. Elle regardait par-dessous comme ça. Et puis elle dit : « Jésus, ça t’embête ? – Non, ça me fait tellement plaisir. » Au point que le pape Pie X a dû accorder une indulgence particulière de plus de sept ans à quiconque au moment de l’élévation à la messe regarde Jésus en disant : « Mon Seigneur et mon Dieu ! ». Parce que l’amour veut regarder. L’amour regarde. Je voyais un couple, récemment. Ils viennent vers moi, ils ne se regardaient pas l’un l’autre. Ils disent : « On peut parler avec vous ? On a un problème. » Je dis : « Je savais. » « - Quelqu’un vous a dit ? » « - Non, j’ai vu. Vous ne vous êtes pas regardés depuis que vous êtes entrés ici. Vous n’avez pas échangé de regard entre vous. Quand on ne peut plus se regarder, on ne peut plus se voir. » C’est Raymond Devos, l’humoriste, qui disait : « Ma femme et moi on était tellement timide, qu’on n’osait pas se regarder. Après, on ne pouvait plus se voir. » Se regarder et se voir.
Autre maladie très forte aujourd’hui : la solitude. On parle beaucoup de cette maladie de la solitude. Et elle est réelle pour tant de personnes. Si je vais à l’adoration, le Christ vient rejoindre ce qui est le plus profond, ce qui est ma solitude. Mais ma solitude en tant que capacité d’être moi-même. Ce que Jean-Paul II appelait la solitude originelle dans le texte de la Genèse. Cette capacité d’exister sous le regard de Dieu, seul, qui me permet la vraie relation avec l’autre et avec les choses. Dieu, en venant combler ma solitude affective par sa Présence réelle, vient me restituer à cette solitude profonde qu’est la solitude originelle, seule capable de me mettre en relation avec les autres de manière juste et guérissante. Je passe donc, avec l’adoration, de Dieu pour moi, à moi pour Dieu. Je peux être capable de venir enfin dans ce qui est l’apothéose de ma dignité humaine, de m’offrir totalement à Dieu, de me donner à Dieu. Lui s’est offert à moi : « Prenez, mangez. » Ce n’est pas rien ! Il s’offre à moi pour que je m’offre à Lui.
Et Dieu devient aussi la force des martyrs. Le bienheureux Fulton Sheen disait que ce qui l’a bouleversé dans sa vie ̶ c’était un évêque américain, il a fait des émissions télévisées, des millions de personnes regardaient ça, Pie XII le regardait, ou l’écoutait à la radio, en tout cas ̶ et donc, il dit : Enfant, j’ai appris ça un jour, à l’époque de la révolution des boxers en Chine, en 1917. Des gens sont venus dans une église, ont profané le Saint Sacrement, ont mis le prêtre aux arrêts dans le presbytère. Et le prêtre voyait une jeune fille de onze ans, une petite chinoise. Ils avaient jeté le Saint Sacrement par terre et le prêtre savait exactement qu’il y avait trente-deux hosties dans le tabernacle, trente-deux parcelles du Corps du Christ qui étaient là. Et le prêtre voyait depuis sa fenêtre, toutes les nuits, quand les gardes dormaient ou étaient distraits, cette fille qui allait là-bas. Pendant une heure, elle adorait Jésus sur le sol et avec sa langue, elle prenait une hostie, comme ça. Un jour, deux jours, trente et un jours. Il dit : Le trente deuxième jour, j’ai vu arriver cette fille : « L’enfant revînt et échappant à la vigilance des gardes, s’agenouillait, se baissait à quatre pattes après avoir passé une heure en adoration et lapait une hostie de sa langue. Un jour, il ne restait plus qu’une dernière hostie que la petite consomma comme d’habitude. Mais elle fit, sans le vouloir, un bruit qui éveilla l’attention du garde. Celui-ci courut derrière elle, l’attrapa, et la frappa avec la crosse de son arme. » Il l’a tuée comme ça. Fulton Sheen dit : « Depuis ce récit j’ai fait la promesse que jusqu’à ma mort je passerai une heure d’adoration chaque jour devant le Saint Sacrement. Une promesse que j’ai tenue pendant les soixante années de ma vie sacerdotale. » Puisque c’est devant le Saint Sacrement exposé, dans sa chapelle privée, qu’il est mort le 9 décembre 1979.
Je vous parle aussi, mais j’irai très vite, de l’aspect cosmique et social. En un mot : ou le monde est dévoré par la consommation et défiguré par la consommation, ou il est transfiguré par l’adoration. C’est l’alternative dans laquelle nous nous trouvons. Ou la défiguration par la consommation, ou la transfiguration par l’adoration. L’adoration nous donne un vrai rapport aux choses et aux biens. Non pas un rapport de possession, de maîtrise et d’absorption. Mais un rapport de respect et d’utilisation pour le bien de tous. L’Eucharistie est donc à la charnière, aussi, d’un monde nouveau. Elle est aussi l’adoration réparatrice. C’est là que le monde nouveau est en train de se créer. Saint Pierre-Julien Eymard disait : « Le culte de l’adoration est nécessaire pour sauver la société. La société se meurt parce qu’elle n’a pas de centre de vérité, de charité. Mais elle renaîtra pleine de vigueur quand tous ses membres viendront se réunir autour de la vie à Jésus dans l’Eucharistie. Il faut Le faire sortir de sa retraite pour qu’Il se mette de nouveau à la tête des sociétés chrétiennes qu’Il dirigera et sauvera. Il faut lui construire un palais, un trône royal, une cour de fidèles serviteurs, une famille d’amis, un peuple d’adorateurs. Maintenant, il faut se mettre à l’œuvre, sauver les âmes et le monde par la divine eucharistie. Réveiller la France et l’Europe engourdis dans un sommeil d’indifférence parce qu’elles ne connaissent pas le don de Dieu, Jésus, l’Emmanuel eucharistique. C’est la torche de l’amour qu’il faut porter dans les âmes tièdes et qui se croient pieuses et ne le sont pas, parce qu’elles n’ont pas établi leur centre et leur vie dans Jésus-Eucharistie. » Au point que Jean-Paul II pouvait dire que tous les maux de la terre peuvent être guéris grâce à l’adoration permanente du Saint Sacrement. Quand on demandait à Mère Teresa comment faire pour guérir ce monde et ramener… – ce sont des américains qui avaient écrit L’Amérique à Jésus : « Instaurez dans toutes vos paroisses l’adoration perpétuelle du Saint Sacrement. » Voilà la réponse de Mère Teresa. Guérison aussi des communautés paroissiales grâce à ça. Benoît XVI disait que la vraie crise de l’Occident c’était la crise de la foi. Comment ramener les gens à la foi et à l’expérience de Jésus ? Il disait : « Une telle voie pourrait être des petites communautés où se vivent les amitiés qui sont approfondies dans la fréquente adoration communautaire de Dieu. » Voilà le remède que Benoît XVI trouve. Il disait cela en Allemagne, dans l’Église organisée d’Allemagne, extrêmement structurée, riche et tout ce que vous voulez, mais morte, disait Benoît XVI, parce qu’elle n’a pas son centre de gravité là où c’est important. Au monde de la violence va s’établir le monde de la paix du Christ eucharistique. Jésus dit à Faustine : « Dis bien au monde entier qu’il n’y aura pas de paix dans le monde si l’on ne vient pas à ma miséricorde. Or, le trône de ma miséricorde sur la terre, c’est l’Eucharistie, c’est le Tabernacle. » Ça veut dire : Dis bien au monde entier qu’il n’y aura pas de paix dans les cœurs, dans les familles, dans la société, si l’on ne vient pas à l’Eucharistie. Et pas de paix, à mon avis c’est aussi grave que ce que Marie disait à Fatima : « Si l’on ne vient pas à Jésus, une guerre plus grave éclatera sous le pontificat de Pie XI. » C’était Benoît XV qui était pape à l’époque. Pie XI arrive en 22 alors que cette révélation est en 17. Et la guerre éclatera en 38 avec soixante millions de morts. Cette parole à sainte Faustine est capitale. La paix que nous cherchons, la paix que nous désirons, en Syrie, partout, c’est au cœur miséricordieux eucharistique du Christ qu’on va pouvoir la puiser et la voir.
Ultimement, le dernier point, le quatrième point c’est que l’Eucharistie est déjà la vie éternelle. Jésus va venir dans la gloire, on appelle ça la parousie. La venue ultime : plus de larmes, plus rien, les cieux nouveaux, une terre nouvelle. Nous croyons à ça ! Parousie veut dire en grec venue mais aussi présence. Il y a déjà dans la parousie eucharistique la présence du Christ, déjà les cieux nouveaux et la terre nouvelle. Et c’est ce qu’on va recevoir tout à l’heure. Amen.
Père Nicolas Buttet
Enseignement L’Eucharistie et la guérison
du mercredi 12 juillet 2017
Basilique Ste Marie-Madeleine, Saint-Maximin-la-Sainte-Baume (Var).
Congrès sur l'Adoration Eucharistique, Adoratio 2017,
avec pour thème "Adorer au Cœur du Monde"
du 9 au 14 juillet 2017.
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Adoration Saint Martin