• Le Temps des Grâces (Retranscriptions)
Comment apprendre à ce que les urbains reposent la question de la campagne ?
Extraits du film documentaire de Dominique Marchais
Le Temps des Grâces, 2009, Capricci
"Le Temps des Grâces" en VOD - Film de Dominique Marchais - en Streaming et à Télécharger
« Tant que les urbains n’auront pas pris à bras le corps cette question de leurs campagnes, et qu’il n’y aura pas réconciliation de ces deux mondes, il n’y a pas d’espoir. Parce que c’est quanti-tativement les urbains qui peuvent faire pression. Les paysans sont cuits, ils sont dans une seringue de laquelle ils ne peuvent pas sortir. Mais si un jour l’ensemble des urbains questionne la société en disant : « Eh ! Attention ! Notre grenier on doit le préserver… notre grenier pour manger, mais aussi notre grenier de paysages à conserver… » ça fait du monde, hein ?! Et comment apprendre à ce que les urbains reposent la question de la campagne ? Il n’y a que l’éducation, il n’y a que l’école.
Le fait que ces petites villes rurales gardent ce qui fait encore leurs qualités, c’est qu’elles sont en perspective de leur rivière, elles sont en perspective de leur montagne, leur territoire agricole est encore en vue, la situation n’est pas bouchée comme elle l’est dans les grands centres urbains où vous ne savez plus où vous êtes. Où il y a la Seine qui fait qu’à Paris on a une géographie qui s’impose quand on est au bord de la Seine. Et puis comme beaucoup du système urbain, Paris est orienté par rapport à elle, sa géographie reste très présente, mais… Et puis, on a la butte Montmartre, on a des choses comme ça, on a quelques éléments de géographie, mais… De plus en plus les villes ont tendance à masquer tout ça. Et je pense qu’il y a une sorte de retour nécessaire à faire pour que l’on retrouve cette sorte de simplicité qui est celle de l’attention où l’on est. Qu’est-ce qui vaut la peine d’être conservé ? À L’Isle-d’Abeau, par exemple, à la sortie de l’école les enfants regardent la vue sur le Mont-Blanc. J’ai le sentiment que c’est mieux que quand ils sortent de l’école ils ne voient rien du tout… Parce qu’ils sont dans des haies, dans des systèmes de protection qui font que l’attention n’est portée sur rien. Quand vous êtes à L’Isle-d’Abeau, de savoir que vous participez d’un paysage, d’une vallée, qui est la grande vallée du Rhône, et que vous avez à l’horizon la chaîne de montagnes des Alpes, je ne sais pas si ça vous guérit de tous les malheurs… mais vous restez en intelligence avec le lieu. Et ça, c’est réactionnaire de penser comme ça ? Je ne crois pas, je pense que cette frénésie de vouloir… Aujourd’hui, il y a toute une série de gens qui voudrait faire penser à tout le monde que la modernité c’est le chaos. »
Michel Corajoud
Paysagiste, Paris
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Production, homogénéisation : De nouveau… on a travaillé sur la planète Mars
« D’abord, depuis le néolithique jusqu’à il y a un siècle et demi, en France, à Navarre, aux Etats-Unis ou ailleurs, la sélection des plantes était faite par les agriculteurs. Et comme tout le monde faisait cela dans une multitude de petits pays à l’échelle mondiale, ces gens ont créé une multitude de variétés végétales, une multitude de races animales - qui portent souvent des noms de lieux, d’ailleurs… Ce n’était déjà pas les appellations contrôlées mais presque… On donnait un nom de lieu à des variétés qui avaient été identifiées à tel endroit, ou le nom d’inventeur d’un paysan qui en était à l’origine… - Cela créa une biodiversité culturale et animale que vous ne soupçonnez pas, et sans trop de préjudices à la biodiversité spontanée, parce que justement on cherchait, à l’époque où il n’y avait pas encore ces pesticides, des variétés qui étaient adaptées, tolérantes aux prédateurs et aux insectes du coin. C’est-à-dire, moi au Laos j’ai vu des cotons qui étaient velus, ils avaient des poils. Et les agriculteurs m’expliquent : « C’est vachement bien parce que vous voyez, les insectes piqueurs-suceurs se déposent sur les poils, essayent de piquer, essayent de sucer, et une fois sur quinze ils y arrivent… », c’est-à-dire que le coton survit. Et donc on n’était pas obligé d’éliminer des insectes pour que le coton puisse pousser. Cela s’est fait pendant des siècles. Et la rupture commence, il y a un siècle et demi en France, et il y a un demi siècle à l’étranger. La rupture commence quand on va confier la sélection à des agronomes et des généticiens. Alors, moi qui forme des agronomes et des généticiens, je n’ai pas très envie de couper tout de suite la branche sur laquelle je suis assis, mais il faut voir les raisonnements qui ont été les leurs :
La planète est de taille réduite, la population augmente, donc il faut produire plus à l’unité de surface. Donc on va chercher des variétés et des races animales capables de produire plus à l’unité de surface. Mais pour qu’on ne perde pas trop de temps à cette expérimentation, et s’assurer très vite que le facteur variétal est bien à l’origine de l’accroissement de rendement, on va sélectionner ces variétés, toutes choses égales, par ailleurs. Il ne faudrait pas que pendant nos expériences on mette du temps à avoir des résultats significatifs, parce que à un endroit de rendement ça a été bouffé par un phacochère, un autre par un insecte, un autre ça a été attaqué par un champignon… Il ne faudrait pas non plus qu’à un endroit il y ait plus de cailloux qu’en un autre. Donc il faut tout homogénéiser. Donc pour homogénéiser le nombre de cailloux, on fait là où il n’y a pas de cailloux ; pour homogénéiser le nombre d’insectes, on met un insecticide ; pour qu’il n’y ait pas de différence de phosphate, on met beaucoup de phosphate, comme ça s’il y avait au départ un peu de différence dans la teneur en phosphate d’un bout de la parcelle à l’autre, avec beaucoup de phosphate tout cela est gommé. On a donc fait cela dans un monde extrêmement artificialisé, qui assez étrangement ressemble à celui de l’agriculture industrielle des États-Unis et de l’Europe. C’est-à-dire qu'on a fait des variétés capables de bien intercepter la lumière mais très gourmandes en phosphate, très gourmandes en potasse, très gourmandes en eau, ne supportant pas les stress hydriques ; très souvent ne supportant pas les champignons, donc il faut leur mettre des fongicides ; ne supportant pas les insectes prédateurs il a fallut mettre des insecticides… De nouveau… de nouveau… on a travaillé sur la planète Mars. »
Marc Dufumier
Chaire d’Agriculture Comparée Institut National Agronomique, Paris
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Le consommateur est aussi citoyen
L’agriculteur est-il plutôt, selon vous, un industriel ou du côté de l’artisan ?
Je dirais qu’il y a les deux. Il doit y avoir 3-4% d’artisans. Ce sont ceux qui ont essayé les circuits courts, la commercialisation directe… Ils transforment leur minerai, ce qui crée leur valeur ajoutée. Moi, je me situerais plus du côté industriel, producteur de minerai. Mais avec la chance ─ et d’ailleurs c’est pour cela que je suis revenu, sinon je serais resté dans le milieu multinational ─ d’avoir un impact, de pouvoir modéliser l’espace, de pouvoir être en lien avec l’espace. Mais à la fin, c’est quand même un minerai, l’or blanc, qui est le lait, qui est, avec un cahier des charges bien précis, mais pour donner de la valeur ajoutée à un industriel. Mais j’essaie d’en garder pour moi. On est entre les deux… Je me mettrais quand même du côté d’une industrie. Pourquoi pas d’un artisan ? Parce que l’artisan, tel que le consommateur ou le citadin en a l’image, c’est le berger avec ses moutons et son chien qui va garder son troupeau. Cela n’existe plus. On est des citoyens comme tout le monde, on veut nos vacances, du temps libre, on veut un cadre et un genre de vie. Donc il faut un niveau de vie. Ce niveau de vie fait que le prix du lait, en frais constants n’ayant pas augmenté, on s’est industrialisé pour faire des économies d’échelle. Alors, c’est sûr, le consommateur, lui, que veut-il ? Un lait pas cher, un fromage pas cher, et il voudrait qu’on traie à la main… En plus, il ne veut rien, le consommateur… C’est l’image qu’on lui colle. Maintenant, ce que je pense, c’est que le consommateur, à un moment donné, est aussi citoyen.
Je reviens à l’histoire de ma chèvre, là : le petit producteur des Cévennes qui a trente-quarante chèvres, qui fait son fromage et qui va sur les marchés. Cela, c’est l’image qu’en a le consommateur. Il a plus que du mérite : il a du mal à gagner sa vie. Que fait l’industriel à l’autre bout de la chaîne ? L’agriculteur industriel, qui a mille chèvres enfermées dans un bâtiment, qui les traite deux fois par jour et leur donne à manger, fait du business. Et pourtant c’est le même lait qui est en concurrence sur le même marché. Il faudrait qu’un jour le consommateur arrive à comprendre la différence. Quand je suis une multinationale qui travaille dans l’agro-alimentaire, je me sers de l’image du petit Pélardon[i] des Cévennes et je fais mon business avec. Il faut le dire. Et le goût est certainement différent. Mais le goût, qui connaît le goût ?
L’exemple du CTE est flagrant. J’ai fait un Contrat Territorial d’Exploitation en 2002, en m’engageant sur 5 ans à garder mes brebis. Le coût d’un berger pour garder mes brebis est énorme. L’État m’a donné 50 francs de l’hectare. Je dis bien 50 francs de l’hectare. J’ai quand même fait l’effort de le faire. Et j’avais signé un contrat. En 2007, on me dit qu’il n’y a plus de CTE. J’ai mis des clôtures. J’en ai pour 25 ans et cela me coûte une année de salaire d’un berger. Tous les parisiens durant l’été qui sont venus ici et qui avaient l’habitude de l’espace ouvert se sont rendus compte qu’il y avait de la propriété privée. Ils ont tous critiqué mais pas un n’est venu m’en parler. Parlons-en. C’est bien un choix de la société de dire : « Ah !, je veux les petits moutons qui se promènent dans la nature, je veux les voir se promener mais je ne veux pas payer. ». Au-delà de cela, en donnant les moyens pour garder cet espace ouvert, tu gardes aussi des moyens pour avoir plus de brebis sur ton espace. Si tu as plus de brebis sur ton espace, tu peux penser que tu as plus de social derrière, sur ton espace. C’est en lien avec la vie de campagne. Tandis qu’à un moment donné si tu dis : « Je laisse gagner l’espace, je ne peux plus mettre de brebis, le dernier agriculteur du coin qui restera sera le plus costaud, le plus vaillant, le plus intelligent, le plus ce que tu veux… ou le plus tueur, ou le plus margoulin… Les dix autres, s’ils vont gonfler les banlieues parisiennes, marseillaises ou autres… Quel impact, quel coût auras-tu sur la société ? Et quel avenir donnes-tu à ces jeunes-là ? Je crois que telle est la question. Le problème est qu’aujourd’hui, on raisonne à court terme. Partout et tout le temps. Si à long terme on ne veut pas que les paysages se ferment il faut qu’à long… En Suisse, ils sont plus intelligents que nous, quand même. En Suisse, à un moment donné, ils savent qu’ils veulent garder l’espace tout vert, ils savent que les montagnes ne doivent pas se boiser, que l’herbe doit être entretenue… Ils payent carrément les bergers. Parce qu’il y a une réflexion nationale de dire : « Un berger payé pour un producteur revient moins cher à la collectivité et à la société que d’aller faire trois mesurettes. ». C’est cela qui ne va pas en France.
Patrick Libourel
Éleveur à Lanuéjols, Causse noir, Gard
Bassin de production du Roquefort
[i] Pélardon est une appellation d'origine désignant un petit fromage au lait cru de chèvre de la région du Languedoc. Cette appellation a une graphie maintenant formalisée mais fut aussi nommée paraldon, pélardou ou encore péraudou.
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Une société d’artisans, de gens qui ne fassent jamais
de copier-coller, toujours en éveil et en curiosité devant
la complexité de leur travail
On a fait un travail, il y a quelques années, de prospective, dans lequel nous avions quatre scénarios. Un scénario dans lequel la Politique Agricole Commune continuait vaille que vaille. Un scénario dans lequel Auchan et Nestlé gouvernaient l’agriculture. Un scénario dans lequel on se mettait à faire cette politique de Qualité d’Origine. Et un scénario dans lequel le Conseil Général ou le Conseil Régional pilotait l’agriculture. Nous avions naïvement cru que le milieu agricole allait plébisciter le scénario de la Qualité d’Origine, puisque c’était le scénario le plus intéressant, en matière de valeur ajoutée, pour les agriculteurs eux-mêmes. Quelle n’a pas été notre surprise de constater que c’était le scénario qui entrainait le plus d’incrédulité et même de l’ironie, en nous disant : « Mais vous ne pensez pas que nous allons pouvoir vendre du blé comme on vend le vin ! ». Le principal argument était : « Nous sommes des producteurs de matière première. ». En revendiquant presque le statut de producteur de matière première. Pire encore dans les régions d’élevage, des gens nous disant : « Nous sommes des producteurs de minerai. ».
Certes, on ne va pas vendre demain du blé de la région de Provins. Mais si je crois en l’organisation, je crois aussi à l’organisation industrielle. Je pense que ce que peuvent vendre les producteurs de blé de la région de Provins est probablement une capacité à approvisionner des industries très sophistiquées de l’agro-alimentaire : pour faire avec ce blé un produit que personne d’autre dans le monde ne serait capable de faire. On le voit bien dans l’industrie : si nous ne sommes pas capables de faire ce que personne d’autre dans le monde n’est capable de faire, nous n’avons aucune chance dans l’avenir. Il faut être clair.
Qui a envie de manger du minerai ? C’est la plus belle contre publicité que l’on puisse faire pour son produit que de taxer sa viande de minerai. Le problème que nous avons vu est que, dans la tête des agriculteurs et dans la tête de ceux qui les accompagnent, il y a une culture de la matière première, une culture du produit indifférencié, une non-culture économique absolument affligeante qui règne et qui fait que les agriculteurs eux-mêmes ont du mal à croire à cette possibilité. Et quand on réfléchis bien, sur les deux agricultures, qui est le plus entrepreneur entre un producteur de fromage de chèvre des Causses, du Larzac, et un céréalier du Bassin parisien ? Si le céréalier se contente de benner son blé dans une coopérative et de ne pas se soucier du prix de ce blé, ce n’est pas un entrepreneur. Alors que le producteur de fromage de chèvre qui va vendre son fromage sur un marché est plus un entrepreneur, dans la conception de son métier.
J’aimerais bien faire partie d’une société d’artisans, si je peux dire cela comme cela. De gens qui ne fassent jamais de copier-coller et qui soient toujours en éveil et en curiosité devant la complexité de leur travail. Je revendique cela comme idéal de société.
Lucien Bourgeois
Économiste
Assemblée permanente des Chambres d’agricultures, Paris
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De la forêt aux sols devenus infertiles
[AVEC :
Matthieu CalameIngénieur agronome
Chaussy, Val d’Oise
Pierre Bergounioux
Microbiologiste des sols
Ingénieur agronome ]
Ingénieur agronome
Quand vous êtes un producteur, l’état du champ, au fond, reflète votre travail. Et si vous aimez votre travail, le sens de votre vie. Là, il est vrai qu’il y a des gens, au-delà de toute rationalité économique ─ et ils le reconnaissent ─ qui mettent des pesticides et des engrais pour une raison esthétique. Parce qu’ils aiment bien cette uniformité, cet ordre qu’on retrouve dans la Cours Carrée du Louvre, par exemple. Qu’on retrouve dans le jardin à la française qui est le summum de la géométrie, de la pensée qui s’impose à l’ordre naturel qui, lui, n’est d’ailleurs pas défini comme un ordre, mais comme un chaos. C’est-à-dire que dehors il y a la forêt : c’est le monde chaotique par excellence. Les arbres poussent n’importe comment, mélangés. L’ordre… Dieu a dit qu’il fallait séparer les choses. La forêt c’est l’anti Dieu. Donc, effectivement, le coquelicot, dans mon champ de blé, est quelque chose qui bafoue le désir d’ordre. (…Lire la suite)
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