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le temps des grâces

  • Comment apprendre à ce que les urbains reposent la question de la campagne ? (Le Temps des Grâces)

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    Michel Corajoud Paysagiste.jpg« Tant que les urbains n’auront pas pris à bras le corps cette question de leurs campagnes, et qu’il n’y aura pas réconciliation de ces deux mondes, il n’y a pas d’espoir. Parce que c’est quanti-tativement les urbains qui peuvent faire pression. Les paysans sont cuits, ils sont dans une seringue de laquelle ils ne peuvent pas sortir. Mais si un jour l’ensemble des urbains questionne la société en disant : «  Eh ! Attention ! Notre grenier on doit le préserver… notre grenier pour manger, mais aussi notre grenier de paysages à conserver… » ça fait du monde, hein ?! Et comment apprendre à ce que les urbains reposent la question de la campagne ? Il n’y a que l’éducation, il n’y a que l’école.

    ZonePylones élect-Paysage.jpgLe fait que ces petites villes rurales gardent ce qui fait encore leurs qualités, c’est qu’elles sont en perspective de leur rivière, elles sont en perspective de leur montagne, leur territoire agricole est encore en vue, la situation n’est pas bouchée comme elle l’est dans les grands centres urbains où vous ne savez plus où vous êtes. Où il y a la Seine qui fait qu’à Paris on a une géographie qui s’impose quand on est au bord de la Seine. Et puis comme beaucoup du système urbain, Paris est orienté par rapport à elle, sa géographie reste très présente, mais… Et puis, on a la butte Montmartre, on a des choses comme ça, on a quelques éléments de géographie, mais… De plus en plus les villes ont tendance à masquer tout ça. Et je pense qu’il y a une sorte de retour nécessaire à faire pour que l’on retrouve cette sorte de simplicité qui est celle de l’attention où l’on est. Qu’est-ce qui vaut la peine d’être conservé ? À L’Isle-d’Abeau, par exemple, à la sortie de l’école les enfants regardent la vue sur le Mont-Blanc. J’ai le sentiment que c’est mieux que quand ils sortent de l’école ils ne voient rien du tout… Parce qu’ils sont dans des haies, dans des systèmes de protection qui font que l’attention n’est portée sur rien. Quand vous êtes à L’Isle-d’Abeau, de savoir que vous participez d’un paysage, d’une vallée, qui est la grande vallée du Rhône, et que vous avez à l’horizon la chaîne de montagnes des Alpes, je ne sais pas si ça vous guérit de tous les malheurs… mais vous restez en intelligence avec le lieu. Et ça, c’est réactionnaire de penser comme ça ? Je ne crois pas, je pense que cette frénésie de vouloir… Aujourd’hui, il y a toute une série de gens qui voudrait faire penser à tout le monde que la modernité c’est le chaos. »

     

    Michel Corajoud
    Paysagiste, Paris

    Extrait du film documentaire de Dominique Marchais
    Le Temps des Grâces, 2009, Capricci

    "Le Temps des Grâces" en VOD - Film de Dominique Marchais - en Streaming et à Télécharger 

    Le Temps des Grâces Présentation sur La Vaillante

    Le Temps des Grâces Retranscriptions sur La Vaillante 

  • De la forêt aux sols devenus infertiles (Le Temps des Grâces)

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    Matthieu Calame
    Ingénieur agronome

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    Quand vous êtes un producteur, l’état du champ, au fond, reflète votre travail. Et si vous aimez votre travail, le sens de votre vie. Là, il est vrai qu’il y a des gens, au-delà de toute rationalité économique ─ et ils le reconnaissent ─ qui mettent des pesticides et des engrais pour une raison esthétique. Parce qu’ils aiment bien cette uniformité, cet ordre qu’on retrouve dans la Cours Carrée du Louvre, par exemple. Qu’on retrouve dans le jardin à la française qui est le summum de la géométrie, de la pensée qui s’impose à l’ordre naturel qui, lui, n’est d’ailleurs pas défini comme un ordre, mais comme un chaos. C’est-à-dire que dehors il y a la forêt : c’est le monde chaotique par excellence. Les arbres poussent n’importe comment, mélangés. L’ordre… Dieu a dit qu’il fallait séparer les choses. La forêt c’est l’anti Dieu. Donc, effectivement, le coquelicot, dans mon champ de blé, est quelque chose qui bafoue le désir d’ordre.  

     

    Pierre Bergounioux
    Professeur et écrivain originaire de Corrèze
    Résident à Gif-sur-Yvette

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             Le mot de Rabelais à propos de la Beauce — je ne sais pas si vous vous rappelez l’épisode : c’est au chapitre VI du Pantagruel. Pantagruel circule à travers la Beauce qui est redevenu une forêt, après le XVème siècle. Sur sa jument qui est importunée par les taons et les mouches. Pour s’émoucher elle agite la queue et fait tomber tous les arbres. Pantagruel se retourne et constate simplement : « Beau c’est beau ! ». Oui, parce que la forêt est laide, la forêt est le repère des brigands, des bêtes fauves. C’est l’espace infertile. Et rien n’est beau, déjà, aux yeux de ces hommes de la Renaissance, comme la forêt abattue et remplacée par le sillon et la promesse des récoltes des moissons. J’ignore quelle est l’étymologie réelle. Celle de Rabelais m’a parue si touchante, si belle, et en même tant si chargée historiquement de signification qu’elle est la seule qui me soit restée. 

    Route en forêt 2.jpg 

             Dominique Marchais (réalisateur du film Le temps des grâces) : Finalement les considérations esthétiques priment…

    Claude Bourguignon
    Microbiologiste des sols

    C. Bourguignon .jpg         Oui, la notion de parcelle propre est très importante pour l’agriculteur. Ce qu’il appelle propre, c’est quand c’est mort. Pour nous c’est mort, pour lui c’est propre. L’approche n’est pas la même. Ce sont deux mots différents pour décrire une réalité. Nous c’est « la mort », lui c’est « propre ». C’est vrai que la mort c’est propre. Nickel, la mort, il n’y a plus rien.    

     

    Matthieu Calame
    Propriété de la Fondation Charles-Leopold Mayer
    Chaussy, Val d’Oise

    Matthieu Calame Bêtes à l'afffût.jpg         Au fond il y a des nuisibles : vous avez des champignons, des araignées rouges… qui sont à l’affût. Qui sont en permanence prêts, qui sont malins, des esprits malins… D’ailleurs la Création est mal faite ! Pourquoi Dieu les a-t-il créés et laissés ?… Ils sont là, et puis ils attaquent ! Donc la seule solution quand on est en face d’Al Quaïda, ce n’est pas de se poser la question de pourquoi est-ce qu’il y a un dysfonctionnement, pourquoi il y a de l’islamisme ? C’est : on va détruire les terroristes d’abord. Puis après, on réfléchira. Résultat : on intervient comme en Iraq. Il y a le bordel : Paf ! On crée encore plus de désordre. De fil en aiguille, le refus de reconnaître que les systèmes vivants sont des équilibres subtils qu’il faut apprendre à gérer et intervenir de manière subtile dedans, et l’idée que tout se résout au bazooka !… : on rentre dans des logiques où le chaos va croissant. C’est-à-dire qu’à force de simplifier le système on casse tous les systèmes de régulations et donc on crée de la dérégulation. Et alors à chaque fois pour ramener on utilise un outil encore plus puissant qui lui-même accroît le déséquilibre à un autre endroit, etc. Et donc, on a cette espèce d’amplitude chaotique.

             Quand on est ici, tout le but est de créer un système qui a de la résilience : qui a la capacité de retrouver lui-même son équilibre. Qui a un potentiel propre, une sorte d’autonomie du système, qui est autorégulateur. Il est « auto »… mais il est pensé parce qu’on dit : il nous faut des bovins parce qu’on ne veut pas être que sur des végétaux. Il faut des arbres, des haies… tout cela participe à l’autorégulation. La forêt est un extraordinaire écosystème auto-régulé.

     

    Claude & Lydia Bourguignon
    Microbiologiste des sols

    C.B. Bourguignon.jpg         C.B. : En tant que microbiologistes on se rend compte de quelle est la part la plus détruite dans le sol. Ce sont les champignons. Les champignons sont à la base de la pyramide alimentaire de la vie. D’ailleurs, c’est un règne à lui tout seul. Ces champignons vivent de lignine. Et les grands producteurs de la lignine, ce sont les arbres.

    L.B. : Le bois raméal fragmenté est un stockage d’eau, d’humus et de champignons.

    Dominique Marchais : Plutôt que de mettre la forêt au-dessus, on la met…

    C.B. : On la taille. On taille les haies. On a maintenant des machines qui taillent les haies automatiquement, qui broient. Puis, on épand sur le sol cette couche de bois raméal et on relance les champignons.

    D.M. : En fait, la haie peut retrouver un intérêt agronomique énorme.

    L.&C.B. : Énorme !

     Beauce 2.jpg

             C.B. : Un kilomètre de haie c’est trente tonnes de bois raméal fragmenté par an. En France, on a financé l’arrachement de 3 millions de kilomètres de haies, dans la campagne française. Vous imaginez : trente tonnes par kilomètre. Cela veut dire que la haie française produisait… 3 millions à 30 tonnes, cela nous fait 90 millions de tonnes de bois raméal chaque année, et on a 30 millions d’hectares. Donc, on peut faire trente tonnes de bois raméal par hectare. Si vous faites une rotation, puisqu’il en faut 200 tonnes pour réamorcer le processus… 30 tonnes cela fait 6 hectares par 6 hectares… 6ème de la surface agricole par 6ème de la surface agricole : au bout de six ans vous avez recouvert toute la France de bois raméal fragmenté. Vous avez relancé la fertilité. Vous avez réamorcé la pompe biologique. Mais alors maintenant, il faut replanter ces 3 millions de kilomètres de haies. Mais les replanter intelligemment pour que ça ne gêne pas les agriculteurs. Pour que ce soit dans le sens du travail du sol… Qu’on repense le paysage, puisqu’on n’est plus au cheval mais à la machine. Mais il ne fallait pas tout arracher… Une haie le long d’un chemin n’a jamais gêné le moindre agriculteur. Une haie ne gêne pas si elle n’est pas au milieu de votre travail.

    C.Bouriguignon La Belette.jpg         On réoriente la forêt, mais surtout, on refait un maillage pour que la faune circule, pour que les animaux s’échangent, pour que les bêtes puissent circuler. Une belette qui arrive à l’entrée de la Beauce, je peux vous dire qu’elle s’arrête tout de suite, incapable de retrouver un bout de bois pour continuer son chemin ! Elle a 80 kilomètres de terrain nu, sans aucun arbre. Donc après, ils disent : « Ohhh ! On a des campagnols qui bouffent nos cultures… ! ». Évidemment, il n’y a plus de belettes, il n’y a plus de haies ! C’est refaire un paysage, réintégrer la nature. 

    Paysage vert haie bosquet.jpg 

             Filmage d’un écran d’ordinateur : « Les petits agriculteurs en zone tempérée » Commentaires du diaporama.

    C.B. : Voilà sur quoi on a démarré. On voit même la terre au travers tellement la densité de végétation est faible. Il y a de petits arbres rabougris…

    L.B. : Donc là, on fait étendre du bois raméal. Voilà le bois raméal qui est en train de moisir. Plein de champignons se sont développés. Ici, on a fait le semi direct dans le bois raméal. On voit les morceaux de bois ici, et là c’est notre semi de sarrasin et de nos plantes qui commencent à germer. Et on est en train de refaire du sol : donc refaire de la fertilité. Ce qui refait le sol c’est le bois raméal, et les céréales, et la faune qui revient : leurs déjections font de l’humus. Ça c’est nous et ça c’est le voisin…

    C.B. : Il y a des gens qui restaurent des maisons, nous on restaure du paysage agricole.

     

    Matthieu Calame

    Matthieu Calame Ivanohé.jpg         Quand on lit Ivanhoé, la première scène est la rencontre d’Ivanhoé avec l’esclave saxon qui garde les cochons dans la forêt. C’est la rencontre du seigneur avec le porcher. Le porcher étant à moitié un charbonnier, un homme des bois. C’est celui qui conduit les porcs dans les bois. Ces animaux qui étaient rentrés le soir transféraient bien la fertilité forestière vers la partie cultivée. D’une certaine manière, le bois raméal fragmenté c’est une autre manière d’admettre que l’écosystème qui crée de la fertilité c’est la forêt. Et qu’on fait du transfert en permanence de la partie forestière.

             Le pétrole et le charbon à l’heure actuelle c’est exactement la même chose : c’est de la fertilité des écosystèmes qui a 300 millions d’années qu’on brûle pour faire de l’azote, et créer de la fertilité dans les zones agricoles. Donc, fondamentalement, la modernisation telle qu’on l’a vécue n’est pas une amélioration de l’agrosystème. C’est une capacité d’exploiter de la fertilité. Un surplus de fertilité qui n’a pas 5 ou 10 ans, mais qui a 300 millions d’années.   

    Paysage.jpg

             Dominique Marchais (réalisateur du film Le temps des grâces) : L’association de plusieurs techniques : le bois raméal fragmenté, le semi direct sous couvert, et quoi encore ?…

    C.B. : Faire revenir les légumineuses dans l’exploitation.

    D.M. : Tout cela fait une révolution agronomique du même ordre que celle du XVIIIème siècle.

    C.&L.B. : Bien sûr !

    D.M. : Donc il y a de l’espoir !…

    Marc Dufumier
    Ingénieur agronome     

    Marc Dufumier.jpg         Non, les agronomes ne sont pas désespérés aujourd’hui, quand ils sont strictement agronomes. L’agroéco-nomiste commence à désespérer quand il voit que la politique ne suit pas. Que ce qui est raisonnable n’est pas écouté. Il faut réhabilité un fait évident pour beaucoup, mais que certains quand même ignorent : l’objet de travail de l’agriculture n’est pas la plante, n’est pas l’animal, n’est pas le troupeau, n’est pas le sol. L’objet de travail de l’agriculteur est l’écosystème : c’est un sol avec des plantes, avec des ravageurs, avec des plantes utiles, avec des haies, avec des microbes, avec des microbes qui peuvent fixer l’azote, avec des microbes qui font l’inverse. Ce sont des vers de terre qui creusent des trous, des termites qui percent la cuirasse latéritique. C’est de l’eau : qui peut ruisseler, qui peut s’infiltrer. Peut-être que, parfois, dans les pays du sud, le meilleur stockage de l’eau n’est pas de faire des barrages et de la mettre au soleil pour qu’elle s’évapore et devienne de plus en plus salée. Parfois, le mieux, est qu’elle s’infiltre dans le sol, qu’un arbre aille la chercher, fixer à une feuille, restituer en surface…

    Ras de Terre labourée.jpg         Peut-être que là on découvrira que les circuits courts et les moindres dépensent en énergie sont hyper rentables pour une nation. Évidemment, à la condition de payer les choses à leur vrai coût. Mais comme dans le coût monétaire, notre économie, on ne paie pas tout : on ne paie pas les pollutions. Ou alors c’est le contribuable. Mais il n’y a pas le principe pollueur/payeur. On est dans une économie dans laquelle on ne paie pas les choses à leur vrai coût. Il y a donc là un problème chez les économistes et chez les agronomes de comprendre que ce qui pouvait avoir un sens d’un point de vue théorique à l’intérieur de leur propre discipline, eh bien, leurs disciplines et leurs théories, s’il-vous-plaît, vous n’en faites pas un dogme. Et quand vous passez au normatif de ce qu’il conviendrait de faire, il faut rester scientifique, il faut y compris analyser scientifiquement les pratiques agricoles. Ne pas oublier des choses qui devraient être évidentes. L’objet de travail de l’écosystème est de raisonner l’écologie, le technique, l’économique et le social dans un même discours. Enfin, prendre les gens très au sérieux, et les respecter un peu…  

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             D.M. : Et pourquoi ne pourrait-on pas relancer la fertilité des sols si on s’y remettait activement ?

    C.B. : Parce que vous allez vous heurter à des lobbies qui sont les plus puissants de la planète, les lobbies agro-industriels qui feront tout pour que les gouvernements ne développent pas des méthodes durables d’agriculture. Parce que les méthodes durables ne rapportent rien. Le monde vivant n’est pas rentable.

    L.B. : Il est gratuit.

    C.B. : Il est gratuit. Le microbe travaille gratuit.

    C&L Bourguigon 1.jpg         L.B. : Quand on donne des cours à des élèves de lycées agricoles et qu’on leur demande s’ils connaissent le cycle du phosphore, le cycle de l’azote, comment une plante se nourrit… Ils n’en n’ont aucune idée : les microbes là-dedans, rien. Par contre, ils sont hyper compétents sur les engrais, les machines… Quand on leur dit oui, mais si vous avez un sol vivant et que dans votre sol il y a des microbes qui vont, par un mécanisme chimique, solubiliser les éléments, que ces éléments vont passer dans la sève et que c’est cela qui va servir… Votre potasse, votre phosphore, vous l’avez… C’est gratuit, ça. Et ce n’est pas enseigné. Lors d’une formation, les gamins étaient comme ça (ébahis), ne comprenant pas du tout ce qu’on leur disait. On leur demande combien d’heures ils ont d’enseignement et le programme. Un prof qui n’osait pas le dire : sur deux ans, ils ont quatre à cinq heures. Ce n’est pas en quatre heures que vous assimilez la vie du sol. Alors les collamboles, la faune, les acariens… n’en parlons pas ! Si vous n’avez pas cet enseignement, si le seul enseignement qu’on leur donne est la fertilisation du sol grâce à certains engrais ; les doses : ne pas dépasser tant d’unités ; et les machines… L’engrais, c’est le lobby. Si on se sert bien de la nature, quelque part elle a une gratuité gênante à notre époque. Il faut que tout le monde gagne de l’argent.    
          
       

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  • Une société d’artisans, de gens qui ne fassent jamais de copier-coller, toujours en éveil et en curiosité devant la complexité de leur travail

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    Lucien Bourgeois.pngOn a fait un travail, il y a quelques années, de prospective, dans lequel nous avions quatre scénarios. Un scénario dans lequel la Politique Agricole Commune continuait vaille que vaille. Un scénario dans lequel Auchan et Nestlé gouvernaient l’agriculture. Un scénario dans lequel on se mettait à faire cette politique de Qualité d’Origine. Et un scénario dans lequel le Conseil Général ou le Conseil Régional pilotait l’agriculture. Nous avions naïvement cru que le milieu agricole allait plébisciter le scénario de la Qualité d’Origine, puisque c’était le scénario le plus intéressant, en matière de valeur ajoutée, pour les agriculteurs eux-mêmes. Quelle n’a pas été notre surprise de constater que c’était le scénario qui entrainait le plus d’incrédulité et même de l’ironie, en nous disant : « Mais vous ne pensez pas que nous allons pouvoir vendre du blé comme on vend le vin ! ». Le principal argument était : « Nous sommes des producteurs de matière première. ». En revendiquant presque le statut de producteur de matière première. Pire encore dans les régions d’élevage, des gens nous disant : « Nous sommes des producteurs de minerai. ».

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    Certes, on ne va pas vendre demain du blé de la région de Provins. Mais si je crois en l’organisation, je crois aussi à l’organisation industrielle. Je pense que ce que peuvent vendre les producteurs de blé de la région de Provins est probablement une capacité à approvisionner des industries très sophistiquées de l’agro-alimentaire : pour faire avec ce blé un produit que personne d’autre dans le monde ne serait capable de faire. On le voit bien dans l’industrie : si nous ne sommes pas capables de faire ce que personne d’autre dans le monde n’est capable de faire, nous n’avons aucune chance dans l’avenir. Il faut être clair.

    Bennage blé.pngQui a envie de manger du minerai ?  C’est la plus belle contre publicité que l’on puisse faire pour son produit que de taxer sa viande de minerai. Le problème que nous avons vu est que, dans la tête des agriculteurs et dans la tête de ceux qui les accompagnent, il y a une culture de la matière première, une culture du produit indifférencié, une non-culture économique absolument affligeante qui règne et qui fait que les agriculteurs eux-mêmes ont du mal à croire à cette possibilité. Et quand on réfléchis bien, sur les deux agricultures, qui est le plus entrepreneur entre un producteur de fromage de chèvre des Causses, du Larzac, et un céréalier du Bassin parisien ? Si le céréalier se contente de benner son blé dans une coopérative et de ne pas se soucier du prix de ce blé, ce n’est pas un entrepreneur. Alors que le producteur de fromage de chèvre qui va vendre son fromage sur un marché est plus un entrepreneur, dans la conception de son métier.

    J’aimerais bien faire partie d’une société d’artisans, si je peux dire cela comme cela. De gens qui ne fassent jamais de copier-coller et qui soient toujours en éveil et en curiosité devant la complexité de leur travail. Je revendique cela comme idéal de société.

    Lucien Bourgeois
    Économiste
    Assemblée permanente des Chambres d’agricultures, Paris

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  • Le consommateur est aussi citoyen (Le Temps des Grâces)

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    L’agriculteur est-il plutôt, selon vous, un industriel ou du côté de l’artisan ?

    le temps des grâces,          Je dirais qu’il y a les deux. Il doit y avoir 3-4% d’artisans. Ce sont ceux qui ont essayé les circuits courts, la commercialisation directe… Ils transforment leur minerai, ce qui crée leur valeur ajoutée. Moi, je me situerais plus du côté industriel, producteur de minerai. Mais avec la chance ─ et d’ailleurs c’est pour cela que je suis revenu, sinon je serais resté dans le milieu multinational ─ d’avoir un impact, de pouvoir modéliser l’espace, de pouvoir être en lien avec l’espace. Mais à la fin, c’est quand même un minerai, l’or blanc, qui est le lait, qui est, avec un cahier des charges bien précis, mais pour donner de la valeur ajoutée à un industriel. Mais j’essaie d’en garder pour moi. On est entre les deux… Je me mettrais quand même du côté d’une industrie. Pourquoi pas d’un artisan ? Parce que l’artisan, tel que le consommateur ou le citadin en a l’image, c’est le berger avec ses moutons et son chien qui va garder son troupeau. Cela n’existe plus. On est des citoyens comme tout le monde, on veut nos vacances, du temps libre, on veut un cadre et un genre de vie. Donc il faut un niveau de vie. Ce niveau de vie fait que le prix du lait, en frais constants n’ayant pas augmenté, on s’est industrialisé pour faire des économies d’échelle. Alors, c’est sûr, le consommateur, lui, que veut-il ? Un lait pas cher, un fromage pas cher, et il voudrait qu’on traie à la main… En plus, il ne veut rien, le consommateur… C’est l’image qu’on lui colle. Maintenant, ce que je pense, c’est que le consommateur, à un moment donné, est aussi citoyen.


    le temps des grâces,          
    Je reviens à l’histoire de ma chèvre, là : le petit producteur des Cévennes qui a trente-quarante chèvres, qui fait son fromage et qui va sur les marchés. Cela, c’est l’image qu’en a le consommateur. Il a plus que du mérite : il a du mal à gagner sa vie. Que fait l’industriel à l’autre bout de la chaîne ? L’agriculteur industriel, qui a mille chèvres enfermées dans un bâtiment, qui les traite deux fois par jour et leur donne à manger, fait du business. Et pourtant c’est le même lait qui est en concurrence sur le même marché. Il faudrait qu’un jour le consommateur arrive à comprendre la différence. Quand je suis une multinationale qui travaille dans l’agro-alimentaire, je me sers de l’image du petit Pélardon[i] des Cévennes et je fais mon business avec. Il faut le dire. Et le goût est certainement différent. Mais le goût, qui connaît le goût ?

    le temps des grâces,          L’exemple du CTE est flagrant. J’ai fait un Contrat Territorial d’Exploitation en 2002, en m’engageant sur 5 ans à garder mes brebis. Le coût d’un berger pour garder mes brebis est énorme. L’État m’a donné 50 francs de l’hectare. Je dis bien 50 francs de l’hectare. J’ai quand même fait l’effort de le faire. Et j’avais signé un contrat. En 2007, on me dit qu’il n’y a plus de CTE. J’ai mis des clôtures. J’en ai pour 25 ans et cela me coûte une année de salaire d’un berger. Tous les parisiens durant l’été qui sont venus ici et qui avaient l’habitude de l’espace ouvert se sont rendus compte qu’il y avait de la propriété privée. Ils ont tous critiqué mais pas un n’est venu m’en parler. Parlons-en. C’est bien un choix de la société de dire : « Ah !, je veux les petits moutons qui se promènent dans la nature, je veux les voir se promener mais je ne veux pas payer. ». Au-delà de cela, en donnant les moyens pour garder cet espace ouvert, tu gardes aussi des moyens pour avoir plus de brebis sur ton espace. Si tu as plus de brebis sur ton espace, tu peux penser que tu as plus de social derrière, sur ton espace. C’est en lien avec la vie de campagne. Tandis qu’à un moment donné si tu dis : «  Je laisse gagner l’espace, je ne peux plus mettre de brebis, le dernier agriculteur du coin qui restera sera le plus costaud, le plus vaillant, le plus intelligent, le plus ce que tu veux… ou le plus tueur, ou le plus margoulin… Les dix autres, s’ils vont gonfler les banlieues parisiennes, marseillaises ou autres… Quel impact, quel coût auras-tu sur la société ? Et quel avenir donnes-tu à ces jeunes-là ? Je crois que telle est la question. Le problème est qu’aujourd’hui, on raisonne à court terme. Partout et tout le temps. Si à long terme on ne veut pas que les paysages se ferment il faut qu’à long… En Suisse, ils sont plus intelligents que nous, quand même. En Suisse, à un moment donné, ils savent qu’ils veulent garder l’espace tout vert, ils savent que les montagnes ne doivent pas se boiser, que l’herbe doit être entretenue… Ils payent carrément les bergers. Parce qu’il y a une réflexion nationale de dire : « Un berger payé pour un producteur revient moins cher à la collectivité et à la société que d’aller faire trois mesurettes. ».  C’est cela qui ne va pas en France.

     

    Patrick Libourel
    Éleveur à Lanuéjols, Causse noir, Gard
    Bassin de production du Roquefort

     


    [i] Pélardon est une appellation d'origine désignant un petit fromage au lait cru de chèvre de la région du Languedoc. Cette appellation a une graphie maintenant formalisée mais fut aussi nommée paraldon, pélardou ou encore péraudou.

     

    "Le Temps des Grâces", Capricci, 2009, en VOD - Film de Dominique Marchais - en Streaming et à Télécharger 

    Le Temps des Grâces Page sur La Vaillante

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  • Production, homogénéisation : De nouveau… on a travaillé sur la planète Mars (Le Temps des Grâces)

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    MarcDufumier2.jpg« D’abord, depuis le néolithique jusqu’à il y a un siècle et demi, en France, à Navarre, aux Etats-Unis ou ailleurs, la sélection des plantes était faite par les agriculteurs. Et comme tout le monde faisait cela dans une multitude de petits pays à l’échelle mondiale, ces gens ont créé une multitude de variétés végétales, une multitude de races animales - qui portent souvent des noms de lieux, d’ailleurs… Ce n’était déjà pas les appellations contrôlées mais presque… On donnait un nom de lieu à des variétés qui avaient été identifiées à tel endroit, ou le nom d’inventeur d’un paysan qui en était à l’origine… - Cela créa une biodiversité culturale et animale que vous ne soupçonnez pas, et sans trop de préjudices à la biodiversité spontanée, parce que justement on cherchait, à l’époque où il n’y avait pas encore ces pesticides, des variétés qui étaient adaptées, tolérantes aux prédateurs et aux insectes du coin. C’est-à-dire, moi au Laos j’ai vu des cotons qui étaient velus, ils avaient des poils. Et les agriculteurs m’expliquent : « C’est vachement bien parce que vous voyez, les insectes piqueurs-suceurs se déposent sur les poils, essayent de piquer, essayent de sucer, et une fois sur quinze ils y arrivent… », c’est-à-dire que le coton survit. Et donc on n’était pas obligé d’éliminer des insectes pour que le coton puisse pousser. Cela s’est fait pendant des siècles. Et la rupture commence, il y a un siècle et demi en France, et il y a un demi siècle à l’étranger. La rupture commence quand on va confier la sélection à des agronomes et des généticiens. Alors, moi qui forme des agronomes et des généticiens, je n’ai pas très envie de couper tout de suite la branche sur laquelle je suis assis, mais il faut voir les raisonnements qui ont été les leurs :

    Paysage.jpgLa planète est de taille réduite, la population augmente, donc il faut produire plus à l’unité de surface. Donc on va chercher des variétés et des races animales capables de produire plus à l’unité de surface. Mais pour qu’on ne perde pas trop de temps à cette expérimentation, et s’assurer très vite que le facteur variétal est bien à l’origine de l’accroissement de rendement, on va sélectionner ces variétés, toutes choses égales, par ailleurs. Il ne faudrait pas que pendant nos expériences on mette du temps à avoir des résultats significatifs, parce que à un endroit de rendement ça a été bouffé par un phacochère, un autre par un insecte, un autre ça a été attaqué par un champignon… Il ne faudrait pas non plus qu’à un endroit il y ait plus de cailloux qu’en un autre. Donc il faut tout homogénéiser. Donc pour homogénéiser le nombre de cailloux, on fait là où il n’y a pas de cailloux ; pour homogénéiser le nombre d’insectes, on met un insecticide ; pour qu’il n’y ait pas de différence de phosphate, on met beaucoup de phosphate, comme ça s’il y avait au départ un peu de différence dans la teneur en phosphate d’un bout de la parcelle à l’autre, avec beaucoup de phosphate tout cela est gommé. On a donc fait cela dans un monde extrêmement artificialisé, qui assez étrangement ressemble à celui de l’agriculture industrielle des États-Unis et de l’Europe. C’est-à-dire qu'on a fait des variétés capables de bien intercepter la lumière mais très gourmandes en phosphate, très gourmandes en potasse, très gourmandes en eau, ne supportant pas les stress hydriques ; très souvent ne supportant pas les champignons, donc il faut leur mettre des fongicides ; ne supportant pas les insectes prédateurs il a fallut mettre des insecticides… De nouveau… de nouveau… on a travaillé sur la planète Mars. »


    Marc Dufumier
    Chaire d’Agriculture Comparée Institut National Agronomique, Paris      

     

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