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bruno de saint chamas

  • Laïcité et laïcisme. Société atomisée et perte de sens : Les gisements du fondamentalisme ultra moderne

    Logo-ImageCollgBernardins.jpgLaïcité et sociabilité
    aux Bernardins

     
             Dans une société divisée de croyance l’appel à la laïcité peut-elle fonder la sociabilité ? La laïcité peut-elle permettre de vivre ensemble en paix et nous protéger de la violence des fondamentalismes ?

             Après avoir recensé les relations et les domaines convoqués par la laïcité, je vous propose d’identifier certaines des causes de l’incompréhension et des ruptures susceptibles d’entretenir ou provoquer les réactions fondamentalistes. Dans un troisième temps nous considérerons ensemble des chemins pour fonder la sociabilité dans un pays divisé de croyance pour vous soumettre quelques propositions.

     

     

    1. 12628351_10208920138906896_5885893510531653878_o.jpgLes dimensions de la laïcité

             Dans notre civilisation occidentale, la laïcité – comprise comme distinction du temporel et du spirituel – a été, au fil de l’histoire, une revendication constante, portée tantôt par les clercs et tantôt par les laïcs.

             Il est bon de se rappeler, comme l’a montré Jean-François Chemain, que la laïcité fût d’abord une revendication de l’Église vis à vis de l’Empereur au nom de la distinction des pouvoirs spirituels et temporels. Les chrétiens furent persécutés pour leur refus de rendre à César le culte qu’ils réservaient à Dieu. Plusieurs siècles furent le théâtre de cette rivalité du pouvoir du prince et de celui de l’Église et de ses clercs. L’Église en tant que peuple de Dieu a toujours eu une organisation hiérarchique réservant aux clercs le magistère spirituel et moral pour dire la Foi et la vérité sur le bien. L’histoire de France a été profondément marquée par cette difficulté continue du politique pour s’affranchir au nom du bien du peuple (laos) du pouvoir de ses clercs (ceux qui ont le pouvoir spirituel, celui de la science, celui de la formation et de l’information) et donc autrefois de l’Église. L’État, qu’il soit monarchique où républicain, a toujours revendiqué au nom même de l’enseignement de l’Église « l’autonomie des réalités terrestres » telle qu’elle a été formulée par le Concile Vatican II.

             Mais en même temps, l’autorité politique n’ayant pu abolir le pouvoir des clercs, a toujours eu aussi la tentation de l’instrumentaliser en le choyant ou en en faisant son interlocuteur privilégié.

             L’anticléricalisme est une constante de notre histoire, inséparable de la volonté concomitante de mettre le pouvoir spirituel au service du pouvoir temporel. « Évêque, je meure par vous ! » dira Jeanne au moment d’être condamnée pour avoir refusé de dire à l’inquisition des clercs partisans du roi anglais, sa mission temporelle de laïc au service de la France. « Le cléricalisme voilà l’ennemi[1] » dira Gambetta et le Pape François ne sera pas en reste sur la formule : « Il y a un mal complice, parce que la tentation de cléricaliser les laïcs plaît aux prêtres, mais tant de laïcs, à genoux, demandent d’être cléricalisés, parce que c’est plus commode, c’est plus commode !… Nous devons vaincre cette tentation… Pour moi, le cléricalisme empêche la croissance du laïc[2] ».

             Nous voyons donc que dans l’Église catholique la relation clercs et laïcs n’est pas un sujet facile, même si le Concile Vatican II a reconnu la vocation de Prêtre, de Prophète et de Roi de tous les enfants de Dieu. La structure hiérarchique de l’Église permet-elle aux clercs de représenter les laïcs auprès de l’État ? La République depuis Napoléon en fait l’hypothèse par ce que cela serait plus facile mais la tentation de collusion peut être grande et les chantages toujours possibles. Les clercs catholiques sont-ils toujours libres de leur position vis à vis de l’État ? La réaction récente du Ministre de la Santé contre la déclaration d’un évêque n’illustre-t-elle pas la prétention de régenter la parole des clercs ? Le silence des clercs n’est-il pas parfois le fait d’une certaine soumission au pouvoir politique ou la volonté au contraire de ne pas se laisser instrumentaliser ?

             L’acception républicaine de la laïcité porte cet héritage, même si elle s’est exprimée, historiquement, sous le visage d’une rupture.

             Soyons réaliste, aujourd’hui le pouvoir des clercs, le pouvoir de dire la vérité sur le bien, appartient beaucoup moins aux prêtres et aux religieux de l’Église catholique, qu’à ceux qui font l’opinion. Il est intéressant de noter par ailleurs la collusion des pouvoirs économiques et politiques pour contrôler les médias, nouveaux faiseurs de rois.

             Quoi qu’il en soit, certains diront que les relations avec l’Église catholiques sont apaisées et souhaiteraient reproduire le modèle de relation établie avec sa hiérarchie pour avoir une relation équivalente avec l’Islam au travers du Conseil Français du Culte Musulman. N’est-ce pas sur ce modèle que l’État avait réussi en son temps à normaliser les relations avec le Consistoire central israélite de France en 1808 ou la Fédération protestante de France constituée en 1905 ?

             La laïcité peut ainsi être perçue comme un objet substantiellement chrétien, difficile à harmoniser avec la tradition de l’Oumma, où la religion tend à structurer la culture, les mœurs et l’ensemble de la dimension sociopolitique. Dans ce contexte, l’appel à la laïcité pour régler les relations avec l’islam est complexe. La laïcité protège et réglemente la liberté de religion, mais elle ne couvre pas les mœurs et les modes de sociabilité qui fondent la vie en communauté. La laïcité ne peut être l’arbitre des « visions de l’homme », de l’anthropologie, des interdits, des obligations et des valeurs inspirées par chaque religion. Par le passé, il est arrivé que l’État devienne, par nécessité, l’arbitre de la sociabilité entre les citoyens. Mais ceux-ci partageaient alors très majoritairement une même vision de l’homme et la même incarnation française d’une culture pétrie par le christianisme.

    1. 12698587_10208920135906821_4120861061231378408_o.jpgL’incompréhension et les ruptures

             La situation de la France pour reprendre le diagnostic de Pierre Manent a donc changé. La pratique d’une religion qui n’existait pas en France en 1905, se développe aujourd’hui très rapidement avec les vagues d’immigrations successives. L’année 2015 aura marqué un tournant dans la prise de conscience de cette réalité complexe.

             Notre manière de vivre ensemble se heurte aujourd’hui à des confrontations anthropologiques marquées par notre héritage culturel et religieux, avec des différences qui semblent parfois irréductibles, par exemple dans notre vision de l’amour humain comme don libre et réciproque de l’homme et de la femme à égalité. C’est bien cette « marque chrétienne » qui nous fait refuser la polygamie, que nous voyons comme soumission et instrumentalisation. Nous sommes également héritiers d’une certaine vision du travail et de l’activité humaine, comme participation à la création en vue du bien commun. Dans notre culture, ce n’est pas Dieu qui fait « tout » et qui soumet l’homme à l’obéissance à ce « tout ».

             Bien sûr la société utilitariste ou matérialiste génèrent aussi des pratiques qui instrumentalisent la femme, le corps, la nature, le travail et la vie. En démocratie, la liberté existe au moins théoriquement de faire valoir un autre regard et de s’insurger contre les logiques d’exploitation qui vont à l’encontre des droits de l’homme. Mais les musulmans fondent leur vision sur une obéissance à une révélation et des livres saints qui ne peuvent être discutés. Comment se rencontrer ?

             Nous sommes également confrontés à de nouvelles ruptures fabriquées par la loi et par nos pratiques postmodernes, qui construisent les arguments d’une incompréhension irréductible : le droit au blasphème sans limite ; le mépris irréligieux du repos dominical ; l’avortement sacralisé comme droit fondamental ; la dénaturation du mariage etc. Le fossé anthropologique et culturel se creuse.

             Pour le combler, la tentation existe d’aller plus loin que des lois de protection de la liberté religieuse, en définissant par la loi, le permis et l’interdit dans les domaines des mœurs et de la culture. Le surgissement d’une sorte de « Charia laïque » n’est pas à exclure.

             Or en multipliant le catalogue des permissions et surtout des interdictions, on exaspère les tensions entre les acteurs de transgressions toujours plus fortes et les fidèles d’une religion qui se sentent offensés. Ce fondamentalisme législatif, au nom de la laïcité, encourage la révolte du fondamentalisme au nom de la religion.

             Or, nous devons trouver la manière juste de fonder la sociabilité dans notre société divisée de croyances.

    1. 11412345_659753040823299_3629092463104494234_n.jpgComment fonder la sociabilité dans une société divisée de croyances ?

             Devant l’ampleur de la présence des musulmans en France, Pierre Manent, peu suspect de relativisme, déclare que notre régime politique doit céder et se résoudre à une politique possible, une politique défensive[3].

             Pour certains musulmans, il y a une charia islamique qui codifie la loi, les mœurs, les coutumes et la vie en société à partir d’une révélation intangible écrite et immuable. Mais il n’y a jamais eu de charia catholique qui définirait la loi à partir d’une révélation ou d’un sentiment religieux. Comme le disait Benoît XVI au Bundestag en septembre 2012 : « Contrairement aux autres grandes religions, le christianisme n’a jamais imposé à l’État et à la société un droit révélé, ni un règlement juridique découlant d’une révélation. Il a au contraire renvoyé à la nature et à la raison comme vraies sources du droit ».

             Concernant la loi, nous devons donc rester fidèles à notre héritage chrétien en la fondant sur la nature et la raison, sans opposer un arbitraire laïc à la loi islamique. Si le religieux vient à se montrer déraisonnable, l’État est fondé en effet à intervenir, mais la loi ne peut tout régenter. Nous devons définir, par la raison, un socle commun de sociabilité, compatible avec une laïcité protectrice de la liberté religieuse : « Sans ce socle commun, il ne pourrait s’établir dans une société pluraliste qu’une unité de façade prompte au désaccord », souligne Mgr Ravel[4].

             Tout doit être fait pour rendre possible une rencontre basée sur l’expérience et la raison critique. Ce n’est pas en sacralisant nos envies non régulées par la raison, et donc forcément diverses et concurrentes, que nous pourrons trouver les fondations d’une sociabilité française. Au contraire, il nous faut remonter à la source commune de la création, de la nature humaine et d’une culture centrée sur le bien de la communauté, elle-même au service de la personne. Pour Pierre Manent, le projet républicain a d’essentiel « la visée d’une chose commune, ou d’une amitié civique (…) à élaborer avec nos concitoyens musulmans, comme avec tous les autres, mais il nous faudra construire communauté et amitié sur d’autres bases que celles de la République laïque, ou au moins de l’interprétation dominante et pour ainsi dire scolaire de celle-ci[5] ».

    La démarche ne peut-être qu’humble et modeste. Il s’agit de faire se rencontrer des expériences vécues et des contributions rationnelles à la vie commune. Pour que l’adhésion à la Nation que propose Pierre Manent soit opérante face à l’attraction de l’Oumma, il faut en faire aimer le patrimoine et les fruits.

    Il y a un « socle commun » de la vie à la française à faire aimer. « De remède, disait Simone Weil[6], il n’y en a qu’un : donner aux français quelque chose à aimer. Et leur donner d’abord à aimer la France. Concevoir la réalité correspondant au nom de France de telle manière que, telle qu’elle est, dans sa vérité, elle puisse être aimée de toute son âme ». Vivre ensemble commence par le partage des objets aimés.

             Simone Weil incarne son propos en faisant une synthèse de notre histoire et de notre principe d’unité qui fait notre personnalité pour nous inspirer aujourd’hui.

             « Grâce à ce que Michelet appelle un « puissant travail de soi sur soi », dit-elle, se sont élaborés un certain accord sur de grands principes de l’existence, un compromis harmonieux et efficace entre l’autorité de l’État et la liberté du citoyen, entre l’affirmation des devoirs et l’expression des droits ; c’est à ce style de vie que participeront les nouveaux arrivants… ».

             C’est donc la France elle-même, son histoire et ce style de vie qu’il faut donner à aimer et faire aimer. Une heureuse sociabilité n’exige pas qu’on détruise ou qu’on taise ce qu’il y a de plus UN, ce qu’il y a de plus intimement vivant dans l’évocation, par exemple, de la catholique Jeanne d’Arc, du protestant Ambroise Paré, du juif Henri Bergson, de l’incroyant Jean Rostand.

             L’expérience des écoles Espérance banlieue aujourd’hui en témoigne. Connaître, aimer, respecter : de la connaissance vient la reconnaissance.

    12646709_10208920132826744_8187243206975859802_o.jpgConclusions et propositions

             La sociabilité, l’amitié civique est plus large que la seule question de la pratique religieuse et de la laïcité.

             Dans les faits aujourd’hui, il n’y a pas de problème entre la cathédrale et la mosquée… Mais entre les personnes qui vivent dans le même immeuble, le même quartier, la même entreprise.

             À ne vouloir agir que par en haut, il y aurait une tentation à vouloir que l’État définisse avec le clergé des différentes religions, les modalités pratiques et le socle commun de la sociabilité dans l’entreprise, à l’école ou dans les quartiers… Est-ce crédible ?

             Dans le cadre de ce colloque, il est demandé de soumettre des propositions à votre critique pour trouver un chemin. Je me risque aux propositions suivantes : plutôt que de vouloir légiférer dans le détail et instrumentaliser les clergés pour contrôler leurs fidèles :

                      pourquoi ne pas constitutionaliser par en haut des principes fondamentaux de la sociabilité à la française comme « le droit au visage », la « liberté personnelle du mariage » et « la monogamie ».

                      et renvoyer en bas, au niveau des communautés de destin, la promotion d’une culture de la rencontre fondée sur l’amitié politique capable de transcender volontairement les différences. Une culture de liberté et de responsabilité.

             S’il faut résister à la tentation du « cléricalisme », il nous semble en définitive qu’il faut faire de l’amitié politique, non seulement le but de l’action mais aussi son chemin privilégié en faisant aimer une vie incarnée à la française, une vie dans la « douce France ». On se sert d’une montre sans aimer l’horloger, mais on ne peut pas écouter avec attention un chant parfaitement beau sans aimer l’auteur du chant. On ne peut pas aimer la beauté de la France sans aimer les Français.

             Pour cela comme le disait Gustave Thibon après Platon : « Il ne faut pas chercher à faire l’UN trop vite ». Nous croyons en effet avec Saint-Exupéry que : « Si le respect de l’homme est fondé dans le cœur des hommes, les hommes finiront bien par fonder, en retour, le système social, politique, économique qui consacrera ce respect[7] ».

     

    Logo Ichtus.jpgBruno de Saint Chamas
    président d’Ichtus
    11 février 2016
    Collège des Bernardins

     

     

    [1] Gambetta, Chambre des députés, 4 mai 1877.

    [2] Pape François, Message aux membres de l’association Corallo, Rome, le 22 mars 2014.

    [3] Pierre Manent, Situation de la France, DDB 2015, pp. 68-71 : « Considérés en tant que groupe, ou partie de la société française, les musulmans tendent à se conduire comme des musulmans, à suivre la règle des mœurs de leur religion, en tout cas à prôner cette règle des mœurs ou à la considérer comme « devant être suivie »… Ce fait social est aussi le fait politique majeur que nous avons à prendre en compte… Je soutiens donc que notre régime doit céder, et accepter franchement leurs mœurs puisque les musulmans sont nos concitoyens. Nous n’avons pas posé de conditions à leur installation, ils ne les ont donc pas enfreintes. Étant acceptés dans l’égalité, ils avaient toute raison de penser qu’ils étaient acceptés comme ils étaient. Nous ne pouvons pas revenir sur cette acceptation sans rompre le contrat tacite qui a accompagné l’immigration durant les quarante années qui viennent de s’écouler… C’est pourquoi je soutiens que notre politique ne saurait être que défensive. Elle sera défensive parce que nous sommes forcés de faire des concessions que nous préférerions ne pas faire, ou d’accepter une transformation de notre pays que nous aurions préféré éviter, ou qui même parfois nous attriste profondément. Ce sera néanmoins une politique défensive parce que, avec toute notre faiblesse, nous avons encore de la force, que nous disposons encore de grandes ressources morales et spirituelles susceptibles d’être ranimées, activées et mobilisées pour que le changement inévitable soit contenu dans certaines limites, et que la physionomie de notre pays reste reconnaissable. C’est ici que nous entrons dans le domaine d’une politique possible également éloignée des rêveries de la « diversité heureuse » et des velléités mal refoulées d’un « retour » des immigrés chez eux. »

    [4] Mgr Ravel, Lettre pastorale sur les rapports entre les religions et l’État, 2011.

    [5] Pierre Manent, Situation de la France, DDB 2015, P58.

    [6] L’enracinement, 1949

    [7] Saint-Exupéry, Lettre à un otage, 1943.

     

    Images : ©Collège des Bernardins

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  • Du nécessaire don de soi - de sa beauté

    1.jpg         À priori, le bon sens nous indique qu’une bonne politique économique devrait avoir pour objectif le développement harmonieux des familles. Pourquoi cette intention n’est elle pas audible ? Au contraire, les mêmes pertes de confiance, les mêmes peurs de « se faire avoir », semblent aujourd’hui brider l’engagement pour construire une famille et devenir entrepreneur ou acteur de la vie économique.

             La doctrine sociale de l’Église nous fait découvrir qu’il n’y a pas de famille sans vérité de l’amour et qu’il n’y a pas de vérité de l’amour sans don de soi. L’éros appelle l’agapè. De même, en matière de politique économique, l’exclusion du don et de la gratuité dans les échanges pour ne rechercher que le profit matériel et financier à tout prix aboutit à la crise annoncée que nous connaissons.

             Il y a une dynamique commune au développement de la famille et à celui d’une politique économique, c’est celle du don et du don de soi qui seule peut fonder la confiance. Mais cette dynamique elle-même a pour première cause la gratitude. Car non seulement il faut donner, mais il faut accepter de recevoir et donc accepter d’être conscient de ce que l’on doit. La famille est la première école du don car elle est l’école de la gratitude pour les dons reçus sans compter et sans aucun mérite.

    2.jpg         Au cœur de la famille se vit la première expérience de l’usage de toutes les richesses qui répondent aux besoins réels de l’homme et dont chacun est appelé à être le ministre de la communication universelle. C’est dans la famille que se vit d’abord la possibilité de transformation de « l’avoir » en « être davantage ». C’est donc dans la famille que s’apprend d’abord la création et l’échange des richesses qui sont l’enjeu d’une politique économique au service de tout l’homme et de tous les hommes et donc de la famille.

             Les missions, naturelles et surnaturelles, de la famille en tant que première société naturelle et Église domestique, révèlent à l’homme qui il est, quelle est sa vocation et donc le chemin du bonheur pour « être davantage », c’est-à-dire un mendiant et ministre du don, du pardon, de l’amour et de la miséricorde.

             Comment parler aujourd’hui de « Politique économique et famille » ?

             L’association de ces mots n’est-elle pas choquante ? D’un côté la loi du marché et les interrogations légitimes sur la manière d’en réguler la dureté, de l’autre la loi de l’amour et la tentation ou le devoir d’en reconnaître la réalité par la loi positive. Une politique, donc une hiérarchie de moyens ordonnés à un but et de l’autre le trésor d’une société et donc un bien commun capable de servir au bonheur de plusieurs personnes.

    3.jpg         Défenseur de la famille, vous vous dites peut-être qu’une politique relève du domaine public quand la famille est un espace de liberté privé et que si l’économie vit de l’échange des richesses mesurables qui ont un prix, la famille est le sanctuaire d’échanges qui n’ont eux, pas de prix.

             La signification même des mots employés, ne nous parle-t-elle pas d’une politique « Art de vivre ensemble », économique c’est-à-dire dont l’objet est « l’ordre ou la loi de la maison » et de famille ? Or comme les familles sont sources de prospérité pour reprendre la belle formule du Président de votre Académie, Jean-Didier Lecaillon, une politique économique raisonnée devrait faciliter la vie de chaque famille. Ce serait même son véritable « intérêt ». La logique de « l’utilité » est même imparable puisque le développement de la famille « fabrique » les agents économiques, producteurs et consommateurs sans lesquels la croissance n’est pas possible.

             Pourquoi donc si la conclusion s’impose au bon sens, est-il suspect et inconfortable pour un homme politique, pour un chef d’entreprise, pour un clerc voire pour un simple père de famille de revendiquer cette cohérence ? Il est vrai qu’au cours de l’année qui s’achève, le sentiment de frustration suscité par la crise qui frappe la société, le monde du travail et l’économie a augmenté. « Une crise dont les racines sont avant tout culturelles et anthropologiques », nous dit Benoît XVI, dans son message du 1er janvier 2012.

    4.jpg         Les réflexions de jeunes en classe préparatoire HEC m’ont invité à réfléchir sur ces sentiments de peur et de frustration qui brident aujourd’hui notre société. Je les avais interrogés sur les motivations qui les conduisent à investir deux à trois années de leur jeunesse dans une vie quasi recluse et sous haute tension. Vous pouvez imaginer les réponses : avoir de l’argent, avoir du pouvoir, pouvoir choisir son métier, pouvoir mieux servir la société, être heureux. Nous avons prolongé naturellement ce questionnement par une réflexion sur la vocation et le désir du bonheur. Je leur ai demandé ensuite ce dont ils avaient peur dans la vie. Chacun y allait de ses « j’aime pas » : manquer d’argent, la maladie, dépendre des autres, etc. jusqu’à ce qu’une jeune étudiante rallie l’adhésion de ses camarades en disant : « moi je n’aime pas me faire avoir ». J’ai demandé des exemples. Et tous les élèves de la classe ont voulu en donner en se référant à des expériences très personnelles associant déboires familiaux et professionnels survenus autour d’eux et très souvent dans leur famille pour justifier leur perte de confiance.

    5.jpg         Plutôt donc que de développer les interactions légitimes et fondamentales entre une politique économique et la famille, je soumets à l’expérience et à l’analyse de votre Académie deux perspectives anthropologiques susceptibles de nous aider à découvrir d’une part les fondations communes mais aussi les refus qui empêchent de mobiliser pour cette cohérence :

    1. Quel est le fondement de la confiance entre les hommes et en particulier dans la famille ?
    2. Est-ce que cette dynamique pourrait fonder une politique économique au service du développement de toute la personne, à son « être davantage » ?
    3. Quel est le fondement de la confiance entre les hommes et en particulier dans la famille ?

      1. Quel est le fondement de la confiance entre les hommes et en particulier dans la famille ?

             Nous pouvons en être étonnés mais cette question a fait très précisément l’objet du premier livre Amour et Responsabilité de Mgr Karol Wojtyla futur Pape et bienheureux Jean-Paul II. Henri de Lubac[1] souhaitera dans la préface de l’édition française publiée en 1965 que l’« argumentation rationnelle » de Jean-Paul II puisse convaincre « bien des esprits sérieux, soucieux de fonder les relations du couple sur une anthropologie complète, cohérente et approfondie » et qu’elle rende « courage à beaucoup ». La logique de Jean-Paul II peut être décomposée en 4 points que je vous propose avant de les reprendre pour les développer :

    6.jpg         1.1. La vision utilitariste de l’amour instrumentalise les relations entre les personnes. Elle est une impasse pour conduire au bonheur de l’homme.

             1.2. Pour sortir de l’utilitarisme, pour ne pas « se faire avoir », l’amour appelle la réciprocité et la recherche du bien commun demandant le don de soi.

             1.3. L’institution politique et donc publique du mariage agit sur la conscience de ceux qui s’aiment et permet le « don de soi ».

             1.4. La famille est l’école de la gratitude, du don et du pardon au bénéfice de l’homme et de toute la société.

                      1.1. La vision utilitariste de l’amour instrumentalise les relations entre les personnes. Elle est une impasse pour conduire au bonheur de l’homme.

             Jean-Paul II a conduit une étude critique de la vision utilitariste de l’amour. Cette vision en effet met l’accent sur l’utilité de l’action. Alors la conséquence douloureuse et logiquement inévitable, quasi antithèse du commandement de l’amour est qu’il faut : « me considérer moi-même comme instrument et moyen puisque je considère ainsi autrui. »[2] Il sera possible d’harmoniser les égoïsmes de l’homme et de la femme dans le domaine sexuel en sorte qu’ils soient profitables l’un à l’autre mais cet amour partiel ne sera plus rien entre eux dès que finit le profit commun.

    7.jpg         Dés lors « Tout ce qui donne du plaisir et exclut la peine est utile, car le plaisir est le facteur essentiel du bonheur humain. Être heureux, selon les principes de l’utilitarisme, c’est mener une vie agréable […]. Dans sa formulation finale, le principe de l’utilité exige donc le maximum de plaisir et le minimum de peine pour le plus grand nombre d’hommes […]. Si j’admets les principes de l’utilitarisme, je me considère nécessairement moi-même comme un sujet qui veut éprouver sur le plan émotif et affectif le plus possible de sensations et d’expériences positives, et comme un objet dont on peut se servir pour les provoquer. Et je considère inévitablement de la même manière toute autre personne, qui devient ainsi pour moi un moyen servant à atteindre le maximum de plaisir […]. L’utilitarisme parait être le programme d’un égoïsme conséquent, d’où on ne peut passer à un altruisme authentique. »[3]

             La vision utilitariste de l’amour peut prendre la forme « rigoriste » (la seule finalité légitime du mariage est la procréation en vue de la continuité de l’espèce ; la recherche du plaisir et de la volupté est un mal nécessaire) où la forme « libidienne » (la seule finalité de l’impulsion sexuelle est la recherche de la volupté). Dans les deux cas, cela aboutit à une instrumentalisation de la personne qui n’est pas compatible avec sa dignité en la considérant seulement comme un « objet » utile, un « moyen » et en ignorant sa réalité de « sujet ». Cette instrumentalisation est à l’antithèse de l’amour.

    8.jpg                  1.2. Pour sortir de l’utilitarisme, pour ne pas « se faire avoir », l’amour appelle la réciprocité et la recherche du bien commun demandant le don de soi.

    Pour sortir de l’utilitarisme, « la seule issue de cet égoïsme inévitable est de reconnaître en dehors du plaisir, le bien objectif qui lui aussi, peut unir les personnes, en prenant alors le caractère de bien commun. C’est lui qui est le véritable fondement de l’amour, et les personnes qui le choisissent ensemble s’y soumettent en même temps… L’amour est communion de personne. »[4]

             Selon Aristote, « il existe diverses sortes de réciprocité et ce qui la détermine, c’est le caractère du bien sur lequel elle repose, et avec elle toute l’amitié. Si c’est un bien véritable (bien honnête) la réciprocité est profonde, mûre et presque inébranlable. Par contre, si c’est seulement le profit, l’utilité (bien utile), ou le plaisir qui sont à son origine, elle sera superficielle et instable… Si l’apport de chaque personne à l’amour réciproque est leur amour personnel, doté d’une valeur morale intégrale (amour-vertu), alors la réciprocité acquiert le caractère de stabilité, de certitude… Ceci explique la confiance qu’on a en l’autre personne et qui supprime les soupçons et la jalousie. Pouvoir croire en autrui, pouvoir penser à lui comme à un ami qui ne peut décevoir est pour celui qui aime une source de paix et de joie. La paix et la joie, fruit de l’amour, sont étroitement liées à son essence même. »[5]

    9.jpg         La seule manière d’avoir une relation avec une personne en respectant sa dignité de sujet sans l’instrumentaliser est de l’aimer c’est-à-dire de vouloir pour elle le plus grand bien. Il faut donc que l’impulsion sexuelle qui initie la relation amoureuse ne soit pas séparée du développement de la personne, des dimensions objectives de l’amour.

             Or « l’être humain est fait pour le don de sa personne. L’homme, seule créature sur terre que Dieu a voulue pour elle-même, ne peut pleinement se trouver que par le don désintéressé de lui-même. »[6] La logique de l’amour trouve donc son achèvement et sa plénitude dans la réciprocité et le don de soi. L’attrait, l’impulsion sexuelle, l’affectivité, les sentiments amoureux, l’amour de concupiscence et l’amour de bienveillance, le plaisir et la tendresse sont transformés par le don de soi réciproque, définitif et total. Cette harmonie permet l’intégration d’un amour ordonné au bien de la personne libre, sans la réduire à un rôle subi « d’objet ». Dans le cadre du mariage la chasteté en « subordonnant le désir de jouir à la disposition à aimer dans toutes les circonstances »[7], protège la réciprocité fondée sur un bien commun « honnête » et donne la confiance, la paix et la joie.


    10.jpg                  1.3. L’institution politique et donc publique du mariage agit sur la conscience de ceux qui s’aiment et permet le « don de soi »

             Cette institution du don de soi réciproque, « amour sponsal », ce « bien commun », a besoin légitimement d’être reconnue en tant qu’union des personnes, par la société car l’amour a besoin de cette reconnaissance, sans laquelle il n’est pas complet. La reconnaissance par la société de cet engagement public définitif, est donc juste et nécessaire « de même que serait « conventionnel » de vouloir effacer la « différence de significations attribuées aux mots tels que « maîtresse », « concubine », « femme entretenue », etc. avec ceux d’ « épouse » ou de « fiancée » (du côté de l’homme les choses se présentent parallèlement). »[8]

             « Dans ce sens, l’institution du mariage est indispensable non seulement en considération des autres hommes qui constituent la société, mais aussi, et surtout, des personnes qu’elle lie. Même s’il n’y avait pas d’autres gens autour d’elles, l’institution du mariage leur serait nécessaire… Les rapports sexuels de l’homme de la femme exigent l’institution du mariage en premier lieu en tant que leur justification dans la conscience de ceux-ci… En effet : « les rapports sexuels en dehors du mariage mettent ipso facto la personne dans la situation d’objet de jouissance. Laquelle des deux est cet objet ? Il n’est pas exclu que ce soit l’homme, mais la femme l’est toujours. »[9]

    11.jpg         Cette logique de l’amour explique l’exigence de droit naturel en faveur du mariage monogamique et irrévocable (« on ne peut pas se donner à l’essai » dira Jean Paul II), seule institution d’intégration de l’amour en vue du bien commun pour fonder le don de soi et prévenir des drames humains de l’utilitarisme dans l’amour.

             Il est donc significatif et paradoxal, comme un besoin inscrit dans la conscience, que ceux qui se veulent les propagandistes de l’amour libre et considèrent en même temps le mariage comme une affaire privée, manifestent le désir militant de la célébration publique du mariage des divorcés ou celui des homosexuels. Ce combat nous révèle que l’institution du mariage agit en tant que justification des rapports sexuels dans la conscience des personnes. Preuve comme en négatif que dans sa conscience même blessée, toute personne a besoin d’une reconnaissance publique et en vue du bien commun de sa relation amoureuse pour savoir qu’il n’instrumentalise pas l’autre.

                      1.4. La famille est l’école de la gratitude, du don et du pardon au bénéfice de l’homme et de toute la société

    12.jpg         L’harmonie qui permet l’amour intégral, a pour moteur la recherche du bien de l’autre qui passe par une gratuité réciproque et le don de soi. Si bien que la famille, foyer du don réciproque des époux, devient pour la personne, le berceau de la vie humaine. Pour la vie en société la famille sera l’école du don et même du pardon, par l’exemple et l’expérience, en apprenant à être généreux, à recevoir et à donner sans compter.

             En effet, la gratitude pour le don reçu gratuitement, appelle naturellement la gratuité de la paternité, de la maternité et de la fraternité.

             Cette école du don est un droit de l’homme car il est le chemin du bonheur. Dans ce rôle d’Église domestique et de cellule de base de la société, la famille, selon Benoît XVI, est le lieu où : « les enfants et les adolescents, et ensuite les jeunes… apprennent le sens de la communauté fondée sur le don, non sur l’intérêt économique ou sur l’idéologie, mais sur l’amour, qui est « la force dynamique essentielle du vrai développement de chaque personne et de l’humanité tout entière. »[10] Cette logique de la gratuité, apprise dans l’enfance et dans l’adolescence, se vit ensuite dans tous les domaines, dans le jeu et dans le sport, dans les relations interpersonnelles, dans l’art, dans le service volontaire des pauvres et de ceux qui souffrent. Une fois assimilée, elle peut se décliner dans les domaines plus complexes de la politique et de l’économie, participant à la construction d’une cité (polis) qui soit accueillante et hospitalière, et en même temps qui ne soit pas vide, ni faussement neutre, mais riche de contenus humains, à la forte consistance éthique. »[11]

    13.jpg         En résumé de cette première partie, nous pouvons formaliser les points suivants :

    • le bien commun ne peut se réduire au bien utile et appelle le don de soi qui fonde la confiance réciproque et la paix,
    • la recherche du bien commun est nécessaire au développement de l’amour,
    • l’amour est la force dynamique essentielle du vrai développement de chaque personne et peut seul transformer la relation entre les personnes pour prévenir toute instrumentalisation, pour ne pas « se faire avoir »,
    • l’institution publique du mariage monogamique et indissoluble est une nécessité pour prévenir les dangers de l’utilitarisme dans l’amour jusque dans la conscience,
    • la famille est l’école naturelle de la vie sociale et de l’apprentissage du don et de la gratuité.

    Ces conclusions, cette vision de la responsabilité de l’homme et de la famille nous permettent d’aborder la seconde question.

    1. Est-ce que cette dynamique, la dynamique du don, pourrait fonder une politique économique au service du développement de toute la personne, à son « être davantage » ?

    14.jpg         Dans Caritas in Veritate, Benoît XVI construit, comme en écho à la logique de Jean-Paul II du don de soi dans la famille, la logique de la nécessité du don et de la gratuité dans l’économie marchande. Logique que nous pouvons synthétiser en quatre points.

    1. La vision utilitariste de l’économie instrumentalise les relations entre les personnes. Elle est une impasse pour conduire au bonheur de l’homme. « Le profit est utile si, en tant que moyen, il est orienté vers un but qui lui donne un sens relatif aussi bien quant à la façon de le créer que de l’utiliser. La visée exclusive du profit, s’il est produit de façon mauvaise ou s’il n’a pas le bien commun pour but ultime, risque de détruire la richesse et d’engendrer la pauvreté. »[12] [...] « Abandonné au seul principe de l’équivalence de valeur des biens échangés, le marché n’arrive pas à produire la cohésion sociale dont il a pourtant besoin pour bien fonctionner. Sans formes internes de solidarité et de confiance réciproque, le marché ne peut pleinement remplir sa fonction économique. Aujourd’hui, c’est cette confiance qui fait défaut, et la perte de confiance est une perte grave. »[13] 
    2. Pour sortir de l’utilitarisme réducteur, une politique économique doit favoriser la recherche du bien commun. « Il faut [… ] prendre en grande considération le bien commun. Aimer quelqu’un, c’est vouloir son bien et mettre tout en œuvre pour cela. À côté du bien individuel, il y a un bien lié à la vie en société : le bien commun. C’est le bien du ‘nous-tous’, constitué d’individus, de familles et de groupes intermédiaires qui forment une communauté sociale. Ce n’est pas un bien recherché pour lui-même, mais pour les personnes qui font partie de la communauté sociale et qui, en elle seule, peuvent arriver réellement et plus efficacement à leur bien. C’est une exigence de la justice et de la charité que de vouloir le bien commun et de le rechercher. »[14]
    3. Dans les relations entre les personnes, pour ne pas « se faire avoir », pour être quelqu’un et ne pas être utilisé comme un objet, il faut pour cela le lien fraternel du bien commun. Les institutions et la politique économique doivent créer les conditions favorables de l’exercice de la justice et de la charité. « Œuvrer en vue du bien commun signifie d’une part, prendre soin et, d’autre part, se servir de l’ensemble des institutions qui structurent juridiquement, civilement, et culturellement la vie sociale qui prend ainsi la forme de la polis, de la cité. On aime d’autant plus efficacement le prochain que l’on travaille davantage en faveur du bien commun qui répond également à ses besoins réels… »[15]
    4. Et donc : « Si le développement économique, social et politique veut être authentiquement humain, il doit prendre en considération le principe de gratuité comme expression de fraternité. »[16] « [...] Le grand défi qui se présente à nous [...] est celui de montrer, au niveau de la pensée comme des comportements, que non seulement les principes traditionnels de l’éthique sociale, tels que la transparence, l’honnêteté et la responsabilité ne peuvent être négligées ou sous-évaluées, mais aussi que dans les relations marchandes le principe de gratuité et la logique du don, comme expression de la fraternité, peuvent et doivent trouver leur place à l’intérieur de l’activité économique normale. »[17]

    1.jpg         Nous avons vu avec Jean-Paul II, comment le don de soi est nécessaire à l’amour humain dans la famille si chaque conjoint veut aimer en vérité et donc ne pas instrumentaliser l’autre. Ce don de soi est le fondement de la confiance qui dans la conscience des époux leur « prouve » que c’est bien la recherche d’un bien commun qui les réunit.

             Le don et la gratuité, comme expression de la fraternité, c’est-à-dire de l’amour fraternel, ne sont-ils pas la cause incontournable capable d’orienter une politique économique vers le bien commun ? Cette logique du don et de la gratuité, comme expression de l’amour fraternel, n’est-elle pas la fondation en vérité de la confiance dans l’échange même marchand ?

             Il semble que Benoît XVI, nous suggère la cohérence de cette logique mais sans doute au nom du principe de subsidiarité, nous laisse-t-il la responsabilité de la mettre en œuvre. À l’instar des chercheurs mobilisés par CapitalDon[i] et en particulier de ceux du GRACE (Groupe de Recherche sur l’Anthropologie Chrétienne en Entreprise), présidé par le professeur Pierre-Yves Gomez, il semble donc opportun pour comprendre la crise de se demander pourquoi le don et la gratuité semblent-ils exclus par l’économie contemporaine ?[18]

    2.jpg         Je vous propose de considérer en premier lieu quelles sont, dans l’économie marchande, les richesses à échanger pour répondre aux besoins réels des personnes et par quel système d’échange.

             Nous verrons ensuite que Benoît XVI nous assure qu’une économie ne peut être juste sans le don et la gratuité.

                      2.2 Quelles sont, dans l’économie marchande, les richesses à échanger pour répondre aux besoins réels des personnes et par quel système d’échange ?

             Si nous considérons l’économie et singulièrement l’économie de l’entreprise que je connais mieux comme un transfert de ressources (biens et services produits, informations et conseils, salaires, impôts, dividendes, etc.) entre les parties prenantes. La question économique classique est celle de l’évaluation de ces ressources transférées qui constitue un système économique. Sur la base de la recherche disponible, nous pouvons distinguer trois types d’évaluation :

    3.jpg

    1. l’échange évalué sur un « marché » (dont les définitions sont assez larges) et comptabilisable par un « paiement »,
    2. le don social, évalué par une série de dons et contre-dons qui créent du lien social tel que Marcel Mauss (et ses successeurs) l’a mis en évidence ;
    3. enfin le don libre (ou gratuit), sans contrepartie attendue et dont l’évaluation se fait à partir de la personnalité du donateur et selon des critères subjectifs et moraux (générosité, sacrifice, etc.).

             Le système économique permet des évaluations par le marché, les dons et contre-dons et les transferts gratuits. C’est cet ensemble qui permet de repérer la création de valeur dans une économie.

             Nous considérons que l’économie dominante réduit donc le système d’évaluation économique aux seuls transferts comptabilisables (ou qu’elle oblige à considérer tous les transferts comme « comptabilisables »). Or les organisations ne se résument pas à ces échanges marchands comptabilisés, mais elles intègrent aussi, d’une part des dons et des contre-dons destinés à « créer du lien social » et, d’autre part, des dons sans contreparties (le travail bien fait, l’encouragement et le soutien, le service rendu sans calcul et sans retour, etc.) qui contribuent à l’efficience concrète et à l’efficacité des entreprises. Une analyse réaliste doit donc tenir compte des modes d’évaluation propre à chaque type de transferts, l’ensemble formant la complexité d’une entreprise ou de l’économie dans son ensemble.

    4.jpg         Chaque transfert est, en effet, évalué selon des logiques et une efficacité qui lui est propre et c’est l’ensemble qui permet de définir la cohérence et la performance d’une organisation.

             L’échange marchand permet le transfert d’objets (produits ou services) dont la valeur est établie par un calcul explicite ou implicite. La réciprocité de l’échange est fixée et garantie par les normes sociales en cours.

             Par définition, ce que nous appellerons le don « social » a pour objectif principal de créer du lien social sur la base d’une évaluation bilatérale dans le cadre de normes sociales. Il est de bon ton de rendre une invitation etc. Mais la réciprocité est risquée (pas de retour) mais fait partie des normes sociales.

             Le don libre ou le don gratuit a pour objectif l’affirmation de son être et de son identité sur la base de critères personnels ou moraux. La réciprocité est incertaine, le donateur n’attend pas de retour direct du donataire. Il agit pour le bien de l’autre sans demander un retour.

    5.jpg                  2.3 Alors, une économie peut-elle être juste sans le don et la gratuité ?

             À l’article 1937, le Catéchisme de l’Église Catholique cite les Dialogues dans lesquels le Christ dit à Sainte Catherine de Sienne : « Je ne donne pas toutes les vertus également à chacun... Il en est plusieurs que je distribue de telle manière, tantôt à l’un, tantôt à l’autre... A l’un, c’est la charité ; à l’autre, la justice ; à celui-ci l’humilité ; à celui-là, une foi vive... Quant aux biens temporels, pour les choses nécessaires à la vie humaine, je les ai distribués avec la plus grande inégalité, et je n’ai pas voulu que chacun possédât tout ce qui lui était nécessaire pour que les hommes aient ainsi l’occasion, par nécessité, de pratiquer la charité les uns envers les autres... J’ai voulu qu’ils eussent besoin les uns des autres et qu’ils fussent mes ministres pour la distribution des grâces et des libéralités qu’ils ont reçues de moi. »[19]

             Il ne peut y avoir une politique économique juste ni de système d’échange juste sans la charité puisque l’égalité de l’avoir que Dieu n’a pas voulu, a pour intention de rendre la charité nécessaire.

    6.jpg         Il faut donc que le don et la gratuité fassent partie des échanges de l’économie marchande si l’on veut que cette économie soit juste. Sans la gratuité, on ne parvient même pas à réaliser la justice.

             « Si hier on pouvait penser qu’il fallait d’abord rechercher la justice et que la gratuité devait intervenir ensuite comme un complément, aujourd’hui, il faut dire que sans la gratuité on ne parvient même pas à réaliser la justice. [...] La charité dans la vérité, dans ce cas, signifie qu’il faut donner forme et organisation aux activités économiques qui, sans nier le profit, entendent aller au-delà de la logique de l’échange des équivalents et du profit comme but en soi. »[20]

             Benoît XVI va expliciter l’urgence de cette nécessité dans son message pour la paix du 1er Janvier 2012 :

    « Dans notre monde où la valeur de la personne, de sa dignité et de ses droits – au-delà des déclarations d’intentions – est sérieusement menacée par la tendance généralisée à recourir exclusivement aux critères de l’utilité, du profit et de l’avoir, il est important de ne pas couper le concept de justice de ses racines transcendantes. La justice, en effet, n’est pas une simple convention humaine, car ce qui est juste n’est pas déterminé originairement par la loi positive, mais par l’identité profonde de l’être humain. C’est la vision intégrale de l’homme qui permet de ne pas tomber dans une conception contractuelle de la justice et d’ouvrir aussi, grâce à elle, l’horizon de la solidarité et de l’amour.

    7.jpg         Nous ne pouvons pas ignorer que certains courants de la culture moderne, soutenus par des principes économiques rationalistes et individualistes, ont aliéné le concept de justice jusque dans ses racines transcendantes, le séparant de la charité et de la solidarité : « la cité de l’homme n’est pas uniquement constituée par des rapports de droits et de devoirs, mais plus encore, et d’abord, par des relations de gratuité, de miséricorde et de communion. La charité manifeste toujours l’amour de Dieu, y compris dans les relations humaines. Elle donne une valeur théologale et salvifique à tout engagement pour la justice dans le monde. »

             Conclusion

             Nous savons que c’est la pierre qu’ont rejetée les bâtisseurs qui est devenue la pierre d’angle.

             L’utilitarisme a conduit notre société à rejeter le don de soi comme fondement de l’amour qui choisit librement le bien commun de la famille. Jean-Paul II nous fait découvrir qu’il en est la pierre d’angle. Sans le don de soi, l’amour et la famille s’écroulent.

    8.jpg         L’avidité matérialiste des bâtisseurs de l’économie a réduit les échanges aux richesses qui ont une valeur financière. Ils ont rejeté le don et la gratuité de leur politique, de leur art de vivre ensemble. Benoît XVI nous invite à ramasser cette pierre pour en faire la « pierre d’angle ».

             Sans le don et la gratuité, la politique économique est dans une impasse. Elle a réduit son champ d’action à celui du profit financier, curieusement, il ne lui reste plus que les dettes financières des États.

             En ces temps de crise où l’avidité mauvaise conseillère semble avoir, par la mauvaise dette, mis en panne le moteur de l’économie, ne serait-il pas juste de refonder aussi la confiance dans l’économie sur le don ?

             Permettez–moi alors dans cette conclusion d’ouvrir une autre perspective qui associe plus encore le destin de la famille et celui d’une politique économique. Car si politique économique et famille ont le don pour vrai moteur, la famille a une mission particulière pour que l’échange soit possible : nous apprendre à recevoir gratuitement !

    9.jpg         Au fond de son cœur en effet, tout homme fait l’expérience de la joie du don.

             Mais il n’a pas confiance que cela soit possible, il n’y croit pas. Pourquoi ?

             Donner, peut-être et souvent oui, pourquoi pas !

             Mais recevoir ? Recevoir par nécessité ? Recevoir sans pouvoir rendre ? Sans jamais être quitte ? Devoir la vie, devoir ce que l’on sait, devoir ce que l’on aime sans aucun mérite de sa part, voilà l’inacceptable des indignés de notre temps.

             Toute l’énergie culturelle, politique et sociale est mobilisée pour que nul n’ait le sentiment de devoir quelque chose à quelqu’un, ni à ses parents qui m’ont fait par plaisir et pour eux, ni à ses frères et sœurs, ni à ses amis qui cotisent à la solidarité sociale, ni à son patron qui fait de l’argent sur notre dos, ni à ses professeurs qui sont au service du pouvoir politique, ni à sa patrie, etc.

             Nous sommes devenus des individus qui ne veulent rien devoir à personne, même pas à Dieu. Nous avons des droits pas des dettes ! Nous voulons être justes mais ne jamais demander pardon. Bénéficier de la solidarité sans visage, oui, si c’est d’un acteur impersonnel dont nous ne pouvons croiser les yeux, une abstraction, la caisse de sécurité sociale, de chômage, l’État, etc.

    10.jpg         Benoît XVI, à l’opposé de la culture ambiante, nous fait découvrir dans Deus Caritas Est que « Pour que le don n’humilie pas l’autre, je dois lui donner non seulement quelque chose de moi mais moi-même, je dois être présent dans le don en tant que personne. »[21] La famille fondée sur le don réciproque des époux, devrait être la société naturelle qui peut nous faire expérimenter la joie de recevoir gratuitement sans nous humilier. La famille est la société « prototype » capable de transformer l’avoir en « plus d’être », qui donne la vie et conduit la personne au-delà du cercle étriqué de son moi, qui « l’éduque en vue du bien commun ».

             De cette certaine manière, la famille fondée sur le don de soi devient sacrement c’est-à-dire signe visible de l’amour de Dieu capable de transformer la nature blessée de l’homme. La famille chrétienne participe ainsi à la mission de l’Église qui s’adressant à tous les hommes, nous dit : « Vous tous qui avez soif, venez, voici de l’eau ! Même si vous n’avez pas d’argent, venez acheter et consommer, venez acheter du vin et du lait sans argent et sans rien payer. Pourquoi dépenser votre argent pour ce qui ne nourrit pas, vous fatiguer pour ce qui ne rassasie pas ?
    Écoutez-moi donc : mangez de bonnes choses, régalez-vous de viandes savoureuses ! Prêtez l’oreille ! Venez à moi ! Écoutez, et vous vivrez
    … »[22]

    11.jpg         C’est ainsi que la famille peut révéler à l’homme qui il est : « Ce qu’il a, il le doit », et fonder la confiance pour la vie, à commencer par la confiance en soi parce que l’on sait que l’on est aimé gratuitement. Même si la participation de chacun par son travail au regard de ses talents est nécessaire, chaque homme est un pauvre, riche de dettes.

             C’est la gratitude qui fait l’homme. C’est dans la famille que tout homme peut apprendre à recevoir gratuitement sans en être gêné. C’est donc la famille qui peut faire expérimenter aux hommes la confiance dans l’autre et le moteur nécessaire dans les échanges au service de l’homme : la gratitude et le don. « Ce que vous avez reçu gratuitement donnez le gratuitement ».

             Ce n’est pas la loi du marché qui peut seule créer la vraie richesse, elle a aussi besoin de la loi du don qui n’humilie pas.

             Il faudra ensuite à l’homme toute une vie pour accepter de se présenter les mains vides et devenir mendiant du don gratuit, mendiant du pur amour sans crainte de « se faire avoir ». La famille, Église domestique, participe naturellement à cette révélation de la miséricorde.


             Une politique économique raisonnable s’attachera donc en priorité à donner à la famille la liberté d’être pour tous les hommes le foyer naturel de l’amour, de la confiance et du « don ».

             Dans un monde ou chacun a peur d’être « utilisé », de « se faire avoir », la famille a le secret de la confiance pour nous « faire être » pour l’éternité.

     


    bruno de saint chamas,Écologie humaine,politique,économie,famille,transmission,éducation,foi,christianisme,conscience,sandrine treuillardBruno de Saint Chamas

    Délégué général de CapitalDon,
    Président d'Ichtus

     
    Initialement publié sous le titre 
    Politique économique et famille
    sur le site de l’A.E.S. 
    (Académie d’Éducation et d’Études Sociales)
    le 5 mars 2012.

    Sur ce lien La Vaillante vous invite à lire l’échange de vues à la suite de l’exposé de l’auteur.

     

    12.jpg[i] CapitalDon Un fonds au service du don dans l’économie, destiné à promouvoir la force vertueuse de la gratuité et du don dans les pratiques économiques, une initiative pleine d’une espérance prophétique ». Ce Fonds de dotation est une initiative de Pierre Deschamps. 

    [1] Henry de Lubac sj – expert au concile Vatican II - 1896 -1991, théologien catholique et cardinal français.

    [2] Amour et Responsabilité, p. 31

    [3] Ib., pp. 27-29

    [4] Ib., p. 30

    [5] Ib., p. 79

    [6] Gaudium et spes

    [7] Amour et Responsabilité, p. 158

    [8] Ib., p. 207

    [9] Ib., p. 208

    [10] Benoît XVI, Caritas in Veritate

    [11] Benoît XVI, Zagreb, 4 juin 2011

    [12] Benoît XVI, Caritas in Veritate - 21

    [13] Benoît XVI, Caritas in Veritate - 34

    [14]
    Benoît XVI, Caritas in Veritate

    [15] Benoît XVI, Caritas in Veritate

    [16] Benoît XVI, Caritas in Veritate - 34

    [17] Benoît XVI, Caritas in Veritate - 36

    13.jpg[18] Pourquoi le don et la gratuité semblent-ils exclus par l’économie contemporaine ?

    L’économie telle qu’elle est enseignée et étudiée aujourd’hui est supposée ne concerner que les échanges marchands comptabilisés entre les acteurs.

    Les notions de don et gratuité sont exclues de l’économie par définition et renvoyées dans le registre du social ou de la morale. Il n’y aurait donc d’économie que marchande. Or cette affirmation devenue pensée dominante pose un certain nombre de problèmes… à l’économie elle-même. Elle ne tient pas compte d’une partie importante de l’activité économique réelle comme la constitution de réseaux, la communication d’information, l’apprentissage ou la créativité entrepreneuriale etc..

    Au plan anthropologique, « l’être humain est fait pour le don ; c’est le don qui exprime et réalise sa nature de transcendance. L’homme moderne est souvent convaincu, à tort, d’être lui-même le seul auteur de lui-même, de sa vie, de la société. » L’enseignement social de l’Eglise souligne ici un constat universel et qui dépasse toute référence confessionnelle : donner et recevoir sont des caractéristiques anthropologiques fondamentales qui constituent aussi bien l’ordre social que la place de la personne dans la société. Inclus dans des relations sociales interpersonnelles, l’être humain participe mais aussi se réalise pleinement en transférant régulièrement des ressources sans contrepartie évaluées par un échange marchand : par exemple des connaissances, des informations, des expériences, des conseils, des services et des biens utiles aux autres sans qu’un prix soit attaché au transfert.

    De nombreux travaux en anthropologie, en psychologie et en sociologie ont ainsi mis en évidence que le don et le transfert gratuit structurent non seulement la société mais aussi la personnalité humaine.

    Peut-on dés lors considérer que l’entreprise, qui est une organisation sociale centrale dans nos société, échappe seule à cette logique ?

    [19] CEC, 1937 : S. Catherine de Sienne, dial. 1,6

    [20] Benoît XVI, Caritas in Veritate - 38

    [21] Benoît XVI, Deus Caritas est - 34

    [22] Is., 55, 1-3

     

    J'ai donné ces images en lancette,

    extraites de la vidéographie La partiton (the score),

    que vous pouvez regarder & écouter sur YouTube, ci-dessus.

    Avec une musique à l'accordéon interprétée par le grand Stefan Hussong.

    Sandrine Treuillard, pour Bruno de Saint Chamas & La Vaillante.

     

     

     

     

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