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fabrice hadjadj

  • Du micro en chaire ou comment s'incarner père aujourd'hui : Fabrice Hadjadj


    fabrice hadjadj,transmission,éducation,politique,christianisme,foi,conscience,vulnérabilité,Écologie humaine,la franceJ’avais le choix entre parler avec un micro ou parler en chaire. J’ai préféré parler en chaire. J’espère que vous allez m’entendre jusqu'au bout… Ça va ? Voyez-vous, c’était fait pour ça. La chaire que nous n’employons plus était justement une manière de surélever celui qui parlait, parce que comme le son tend à retomber, tout le monde l’entendait. En revanche, si vous faites un sermon depuis l’autel, finalement les gens vous entendent moins. J’ai fait deux conférences aujourd’hui avec un micro, dans une église, vous êtes les quatrièmes, et là je me suis dit que ce serait bien de le faire sans micro. On ne réfléchit jamais à ce que fait le micro. Le micro se propose comme un instrument, technique, qui vient simplement nous aider, de telle sorte que la voix est amplifiée. Donc ça, comme un petit plus. Mais en réalité l’introduction de cette technique, de cette technologie, qui apparaissait juste comme un instrument, vous voyez, a transformé les usages liturgiques. Avant, on proclamait l’Evangile. On était obligé de projeter sa voix. Quand vous lisez l’Évangile en projetant votre voix, forcément, vous ne pouvez pas entrer dans de la petite psychologie, de l’intimisme, parler de ‘Jésus’. Ce côté qui est lié à une sorte d’“efféminement”, un peu, on pourrait dire, de la pratique liturgique. Autrefois, vous étiez là-bas, vous étiez obligé de projeter votre voix, et c’était justement une messe solennelle, avec une vraie proclamation. Mais ce qui s’est passé, c’est que quand on a introduit le micro, on a changé le style de la célébration qui devenait intimiste, gentillet, entre nous, sentimental. Et puis, surtout, il n’y avait plus de messe solennelle : on n’a fait qu’amplifier des messes basses. Tout devenait dans le style, de l’ordre de la messe basse. Alors, vous savez qu’il y a des querelles liturgiques sur la forme ordinaire, extraordinaire, les rubriques à suivre ou pas. Mais il y a très peu de réflexion sur l’introduction de certaine technologie qui ont transformé nos usages liturgiques. La lumière électrique : est-ce qu’une église est faite pour être éclairée avec un éclairage électrique ? Autrefois, il y avait des bougies. Les flammes faisaient danser les couleurs des statues. Le micro fait que l’espace d’une église qui était comme une caisse de résonnance est devenu un problème. Parce que dès que vous commencez à mettre un micro, vous devez sonoriser ; mais quand vous sonorisez, vous êtes obligé de compenser les problèmes de réverbérations de l’église ; vous devez donc acheter des enceintes très spécifiques, allongées, pour que le son passe mieux… Et même, on va dire : « On va condamner la chaire. » Vous voyez, cette chaire, normalement on ne l’utilise plus depuis quelques décennies. De telle sorte que l’église devient un problème : il vaudrait mieux une salle de concert, ou une salle de cours. Parce qu’elle résonne trop, tout d’un coup. Pourquoi est-ce que je commence par cela ? D’abord parce que je dois tout le temps parler sur le même thème mais je ne supporte pas de dire la même chose, donc j’ai pris un autre point de départ. J’ai changé les conditions de la conférence pour vous parler autrement que je ne l’ai fait dans les autres conférences. J’ai prévu pour la dernière conférence que je dois faire à 21h30 de boire plusieurs bières, comme ça je serai dans un état différent.

    fabrice hadjadj,transmission,éducation,politique,christianisme,foi,conscience,vulnérabilité,Écologie humaine,la franceMais ce que je veux vous dire c'est que nous touchons à un problème très contemporain, qui est le fait que la technologie se présente comme une aide, comme un petit plus, alors qu’en fait elle transforme notre condition. Vous voyez, comme j’ai dit : l’introduction du micro transforme l’espace liturgique, transforme le style de célébration. On va vous dire qu’il y a de petites choses qu’on va vous apporter qui vont vous aider par la technologie, mais qui en fait vont transformer vos modes de vie. Quand on a inventé la voiture, on a dit, la voiture est un moyen qui vous permet d’aller plus rapidement d’un point à un autre. C’est magnifique. C’est hyper efficace. Et en réalité, ce qui s’est passé, c’est qu’on a transformé les villes, on a transformé les paysages, pour les adapter à la circulation des voitures. Et qu’on a transformé nos modes de vie, puisqu’on s’est mis à travailler plus loin, de telle sorte qu’on passe toujours autant de temps dans les transports, voire même plus aujourd’hui, qu’autrefois.


    fabrice hadjadj,transmission,éducation,politique,christianisme,foi,conscience,vulnérabilité,Écologie humaine,la franceAlors le sujet qu’on m’a proposé de traiter, c’est : devenir homme, devenir père. Vous allez me dire : Quel est le rapport ? Mais justement, devenir homme, devenir père, à l’âge de la technologie, c’est là qu’est le problème. Les conditions de notre vie ont été modifiées par notre environnement technologique. Je vois plusieurs Iphones branchés. Vous n’êtes pas forcément en train de jouer à PokemonGo dans cette église… Ne serait-ce que ça, vous voyez j’ai quand même un micro devant moi, qui ne me sert pas mais qui sert à un enregistrement, d’autres personnes sont en train d’enregistrer… C’est vachement bien, en fait, la chaire, parce que vous êtes surveillé, quoi ! C’est beaucoup mieux, maintenant je comprends ! C’était très intelligent. Ce n’est pas que des questions acoustiques, c’était une question optique aussi. On pouvait voir tout le monde, et de haut. Déjà, par exemple, cet enregistreur fait que je ne m’adresse pas, ou plus, qu’à vous. Si je n’étais seulement qu’avec vous, je n’adresserais des choses qu’à vous et maintenant que je sais que c’est enregistré, il y a des choses que je ne pourrai pas dire. Et de fait, car il y a des choses qui ne peuvent pas sortir de cette enceinte. Si par exemple je critique l’islam, en disant, comme le disait Michel Houellebecq, que « c’est la religion la plus con », je m’expose à une fatwa si c’est communiqué, vous voyez, quelqu’un qui enlève l’enregistreur. Si je commence à dire quelque chose pour vous à cet instant… Parce que je m’adresse à vous comme routiers. Si c’est enregistré, c’est d’autres qui vont entendre et ça ne va pas forcément les concerner, ils ne sont pas forcément de la route. Donc, vous comprenez, déjà, cet instrument modifie mon comportement. Et aujourd’hui, les conditions de l’existence technologiques modifient nos comportements. Et modifient, en fait, le rapport à la vie humaine et à la famille. Vous savez que le pape François a écrit une encyclique, LaudatoSi, sur l’écologie intégrale, mais surtout, une encyclique qui parle de quelque chose de très particulier. Il dit que notre monde est infecté par ce qu’il appelle un paradigme technologique, ou un paradigme techno-économique. Ce paradigme n’est pas simplement le fait qu’il y a des objets technologiques mais que désormais nous vivons sous l’influence de ces objets. Alors même que nous n’utiliserions pas ces objets, le mode de fonctionnement de ces objets devient notre manière d’être. Quand, autrefois, on était dans une époque de culture, c’est-à-dire où le rapport de base au monde était l’agriculture, nos représentations étaient profondément liées à l’agriculture. De telle sorte qu’on savait que pour que quelque chose soit efficace il fallait respecter un végétal, son mode de croissance ; il fallait respecter les saisons ; on savait qu’il y avait une incertitude, ça prenait du temps ; on ne pouvait pas faire pousser de l’herbe en tirant dessus. Maintenant, nous sommes dans une société où le modèle est celui de l’informatique et où notre rapport au monde est lié à ce que j’appelle une ‘push-button-attitude’. Nous appuyons sur des boutons, nous avons un effet immédiat. De telle sorte que notre rapport au monde va changer. Si vous êtes dans un monde agricole et que je vous parle d’obéissance, comment est-ce que vous allez penser l’obéissance ? L’obéissance dans cet imaginaire agricole est quelque chose qui prend du temps. C’est la pousse d’un végétal. Alors que si vous êtes dans le modèle techno-économique, l’obéissance ça doit être immédiat. Et vous allez penser à l’obéissance sous cette forme-là. Obéir c’est : j’appuie sur un bouton, j’ai un résultat. Regardez quand le Christ parle de l’obéissance dans la parabole du semeur, ce qui pousse trop vite n’est pas bon. La vitesse n’est pas un gage de fidélité, de persévérance. Et donc, de véritable obéissance. En revanche, ce qui va pousser lentement, disons à la bonne vitesse, plus lentement qu’un escargot, là il y aurait la véritable obéissance.

    fabrice hadjadj,transmission,éducation,politique,christianisme,foi,conscience,vulnérabilité,Écologie humaine,la franceLes rythmes de nos vies ont changé, notre rapport au monde a changé : nous voulons une efficacité immédiate. Nous avons perdu le sens du temps long. Et, avec cette modification qui vient de la technologie, ce qui est changé, c’est notre humanité-même, qui de plus en plus veut passer par ce rapport immédiat au monde. Avec le désir où j’ai des résultats immédiats, mais ça veut dire aussi : je trouve rapidement le bien-être, je vais trouver… je ne sais pas moi, des implants cérébraux qui vont me permettre de vivre dans une sorte d’orgasme permanent. Imaginez… C’est un projet déjà en place, hein ! Il y a donc quelque chose qui s’est modifié de notre humanité. Et notre technologie va en plus modifier notre rapport au don de la vie. Parce que pourquoi dans ces conditions-là même continuer à être père ? D’une part, on va se représenter notre vie, dans cette impatience-là, comme une vie qui n’a pas forcément à enfanter, parce qu’enfanter c’est entrer dans le temps de la maturation, dans un temps long. Mais en plus, si on met au monde des enfants, mieux vaut les mettre au monde par le biais de la technologie.

    fabrice hadjadj,transmission,éducation,politique,christianisme,foi,conscience,vulnérabilité,Écologie humaine,la franceDes technologies se sont présentées comme thérapeutiques. On présente des avancées comme des choses thérapeutiques mais qui en fait ont changé radicalement notre rapport à l’enfantement. Ça a été le grand drame de quelqu’un que vous connaissez peut-être, le professeur Lejeune dont la cause est en béatification. Le professeur Lejeune a inventé le diagnostic prénatal. C’est une chose incroyable, le diagnostic prénatal. C’est savoir le code génétique d’un enfant avant même de le voir. Avant même qu’il soit né. Imaginez qu’on ait inventé ça avant la Nativité, ce qu’on aurait célébré, c’est le diagnostic prénatal du Christ, parce que c’était son entrée dans une sorte de visibilité humaine, génétique, on aurait eu un code. S’il y avait eu l’échographie, on aurait célébré la première échographie du Christ. La fête de la Nativité c’est l’entrée de Jésus dans la visibilité. Mais à partir du moment où vous avez cette technologie-là, vous avez un truc qui fait qu’on anticipe sur la naissance. La naissance n’est plus l’événement qu’on croyait. Le professeur Lejeune a inventé ce diagnostic, bien sûr, pour pouvoir soigner les personnes trisomiques. Pour qu’on puisse notamment… C’est lui qui avait découvert que ce qu’on appelait le mongolisme autrefois, relevait d’un chromosome, le chromosome 21. Et c’est lui qui a découvert que ça n’était pas une régression de la race blanche vers la race jaune, comme certains le pensaient, notamment Down ; ça n’était pas non plus dû à des mauvais comportements des parents. C’était quelque chose qui pouvait advenir, génétiquement, aléatoirement. Et il invente donc ce test.

    fabrice hadjadj,transmission,éducation,politique,christianisme,foi,conscience,vulnérabilité,Écologie humaine,la franceAujourd’hui, ce test est employé pour éliminer les populations trisomiques. C’est-à-dire qu’il a inventé quelque chose en disant : « On va bien s’en servir. C’est une technologie, il suffit d’en faire bon usage. » Mais en réalité la technologie va induire un type de comportement où on pratique, en France vous le savez bien, déjà, ce qu’on appelle un eugénisme. Non pas positif, mais négatif, c’est-à-dire où on élimine tout ce qui ne nous paraît pas être conforme à une bonne vie humaine. Mais il va falloir aller plus loin. Á partir du moment où vous avez la possibilité par exemple de modifier génétiquement votre enfant pour être sûr qu’il n’aura pas tel ou tel cancer, ou qu’il l’aura très tard. Modifier génétiquement votre enfant pour être sûr qu’il aura les capacités cognitives très développées, de telle sorte qu’il pourra entrer à l’Ecole Normale Supérieure, à Polytechnique ou à HEC. Á partir du moment où vous êtes sûr même qu’on pourra lui assurer une longévité plus grande. Voire même lui assurer l’immortalité. Qu’est-ce que vous allez faire ? Vous allez dire que vous voulez le bien de votre enfant, vous allez dire : « Fabriquez-le. Je ne veux pas être père, je veux me tourner vers des ingénieurs, des experts qui eux vont fabriquer une vie meilleure. »

    fabrice hadjadj,transmission,éducation,politique,christianisme,foi,conscience,vulnérabilité,Écologie humaine,la franceNous sommes dans cette situation-là. Une situation où l’homme disparaît au profit d’une sorte de cyborg performant et où le père doit laisser la place à l’expert. C’est la situation généralisée de notre société. De telle sorte que se posent pour nous des questions absolument neuves. Á partir du moment où on peut modifier l’être humain, la question se pose de savoir pourquoi rester humain. Non seulement devenir humain, mais à la limite pourquoi le rester ? Et puis, une autre question fondamentale : pourquoi donner la vie ? Non seulement pourquoi la donner, pourquoi continuer avec l’humanité dont on sait qu’elle est finie, limitée, etc., mais même aussi pourquoi la donner par cette voie qui est celle ancestrale de la transmission de père en fils par la voie sexuelle ? Est-ce qu’il ne faudrait pas déléguer cela à des gens qui feront des enfants absolument compétents, adaptés, résistants aux conditions nouvelles du monde techno-industriel ? Vous savez que dès lors si vous dites : « Non il faut continuer à être humains, et donc renoncer à certains phénomènes technologiques ; il faut continuer à avoir des enfants sur le mode sexuel, c’est-à-dire aléatoire, avec des risques ; il faut continuer à être des pères et des mères plutôt que des experts en pédagogie… » … On va dire que vous êtes cruels. On va dire que vous êtes réactionnaires. Et c’est ce qui se passe aujourd’hui.

    fabrice hadjadj,transmission,éducation,politique,christianisme,foi,conscience,vulnérabilité,Écologie humaine,la franceLe grand paradoxe de notre époque est que les chrétiens qui sont normalement les témoins de la charité, de la compassion, apparaissent comme des personnes cruelles. Elles sont contre l’euthanasie. C’est la compassion, l’euthanasie ! Elles sont contre le fait qu’on puisse, par exemple, modifier le génome pour faire des êtres immortels. Imaginez, vous avez un gamin, il est né, vous l’avez eu comme ça. Il a ses copains à l’école qui ont été modifiés génétiquement, et puis vous allez lui dire : « Nous on est chrétiens, mon chéri tu dois crever ! ». C’est normal. On en est là. Alors, qu’est-ce qui nous pousse, nous, à vouloir rester humains et à vouloir continuer d’essayer de le devenir ? D’abord, vous faites cette expérience dans le scoutisme de ce qu’est une vie simplement humaine. D’abord, et surtout les routiers, vous marchez. C’est un truc incroyable de marcher aujourd’hui ! Vous marchez. Je ne parle pas des machines qui marchent, parce qu’elles marchent aussi. Nous, nous ne marchons plus. Je ne parle pas non plus de faire dix milles pas par jour selon les recommandations de l’OMS. Ça c’est encore la logique du calcul, ce n’est pas la marche. Vous, vous vivez la marche comme une expérience humaine de proximité, de parole, de rencontre. Mais ça n’existe quasiment plus ! Aujourd’hui, il faut croire en Dieu pour marcher ! Regardez, si ce n’est pas pour le fitness. On est dans une société où les gens ne marchent quasiment plus. Ils prennent la voiture, ils ont des trucs… Pour mener une vie simplement humaine, il va falloir croire en Dieu, pour continuer à avoir des enfants selon la loi naturelle, avec un père et une mère. Et même, il va falloir croire en Dieu, pour dire moi je ne veux pas être de l’humanité 2.0 augmentée par la technologie. Et même pas n’importe quel Dieu : il faudra croire au Dieu qui s’est fait homme. Et qui nous garantit qu’être humain, que c’est en étant humain que l’on devient vraiment divin. Non pas en sortant de l’humanité.

    fabrice hadjadj,transmission,éducation,politique,christianisme,foi,conscience,vulnérabilité,Écologie humaine,la franceLe Christ a mené une vie d’homme. Il a mené une vie de charpentier. Trente ans à Nazareth, de charpente, et après, trois années de marche et de prédication. Quand vous marchez, vous renouez aussi avec la vie apostolique. Les apôtres qui marchaient, qui faisaient des kilomètres et qui parlaient aux gens qu’ils rencontraient. Qui leur parlaient du Royaume. Tout proche. « Le Royaume est proche de vous. » Le Royaume en fait se joue dans cette proximité humaine. Voilà ce qu’était la vie du Christ. Or, on sait que c’est la vie de l’homme parfait. 0n sait qu’on ne peut pas aller plus loin que cette vie-là. On sait même que mourir à trente-trois ans, ça peut être la chose la plus extraordinaire, la plus merveilleuse qui se fait dans l’Histoire. C’est quand même difficile à accepter, hein ! Mais on le sait. La grâce divine nous fait accepter notre condition humaine sur elle : mortelle. La grâce divine nous fait plus entrer dans cette condition-là et nous rappelle que le travail manuel, le travail du charpentier, peut être un travail divin. Parce que c’est ce rapport avec la nature, avec le monde tel qu’il est donné par Dieu. Ce rapport de culture et pas ce simple rapport d’ingénierie.

    fabrice hadjadj,transmission,éducation,politique,christianisme,foi,conscience,vulnérabilité,Écologie humaine,la franceVous comprenez maintenant ce qui se joue aujourd’hui. Mon but n’est pas de condamner toute forme de technique, puisqu’au contraire je fais l’éloge de la technique comme savoir-faire, de la technique qui était encore une culture, qui accompagnait la nature, qui était encore humaine. Je critique certains types de technologie qui, d’une certaine façon, vont contre la technique. Parce que ce qui est en train de se passer, c’est que le progrès technologique est une régression de la technique. Le projet technologique entraîne une disparition des savoir-faire humains. Humain, ça veut dire avec les mains. Ça veut dire l’artisanat, ça veut dire les arts, ça veut dire… toutes ces choses-là. La réalité de notre existence aujourd’hui, qui nous fait rêver d’être des cyborgs. Nous rêvons d’être des cyborgs parce que nous avons créé une société qui nous empêche de déployer nos vraies potentialités humaines. En fait, c’est quand vous n’avez pas commencé à être humain que vous rêvé d’être un surhomme. Mais quand vous voyez ce que c’est qu’être humain et tout ce qu’on peut déployer en étant humain, à ce moment-là vous n’avez pas du tout envie de devenir un cyborg. Si vous savez jouer d’un instrument de musique, si vous savez vous servir d’une feuille et d’un stylo, pourquoi auriez-vous besoin de la dernière version de GTA ? Dante a écrit La Divine Comédie avec du papier et un stylo, hein ! Léonard de Vinci ou Mozart de quoi ont-ils eu besoin ? Ils ont déployé des choses dont on peut dire qu’elles sont divines, dans leur beauté. Mais ils n’ont pas besoin d’avoir une super technologie. Simplement c’était leurs mains, et leurs mains animées par leur esprit et par leur cœur avec une contemplation du réel. Qui était une contemplation amoureuse, attentive, que nous avons perdue.

    Donc, en réalité, le progrès technologique aboutit à une régression technique, et c’est parce qu’on a perdu les savoir-faire d’autrefois, parce que, finalement, nous ne pouvons plus être Charles Ingalls que nous rêvons d’être Robocop. Mais Charles Ingalls, c’est la vie humaine, simple. La famille, la paternité. On coupe du bois, on retape la maison. On va chez la vieille grand-mère qui est toute seule à côté. On fait des fêtes de village, on joue du violon. On connaît des danses folkloriques, on sait chanter ensemble autour d’une table. On sait faire la cuisine. Une vie de hobbit, quoi. Bien sûr, vous savez bien que c’est le thème fondamental du Seigneur des anneaux ! Cette critique de la logique d’une puissance toujours plus grande et un combat, finalement, pour pouvoir mener la vie simple de la comté. Avec cette idée qu’une graine qui pousse c’est même plus grand que toute la magie. Une phrase qu’on trouve chez Tolkien. Le fait de manger des aliments qu’on a cultivé soi-même, à partir du don de la semence et de la pousse des plantes, c’est quelque chose finalement de plus extraordinaire que d’avoir des super pouvoirs. Et pourquoi ? Parce que ça vous met en communication avec le cosmos. Parce que ça vous fait célébrer le Dieu créateur. Parce que ça vous fait chanter les bontés qui viennent d’au-delà de vous. Alors que quand vous êtes tout-puissant, que vous êtes l’œil de Sauron, qui regarde tout, qui contrôle tout, qui surveille tout, en fait, vous avez perdu la possibilité de l’action de grâce.

    fabrice hadjadj,transmission,éducation,politique,christianisme,foi,conscience,vulnérabilité,Écologie humaine,la franceDonc, régression liée au développement technologique, régression technique et même régression morale. Parce que, je ne sais pas si vous avez remarqué, plus se développe la technologie, plus les objets se raffinent, plus nous devenons primaires. Je ne sais pas si vous avez remarqué ce truc-là ? Et… en fait je découvre qu’il y a une sorte de chaise, en plus ils s’asseyaient, ils faisaient semblant d’être debout. Mes chers frères… Vous voyez, c’est ça, c’est toute cette science-là qu’on a perdue… ! Je ne sais pas si vous avez remarqué… les appareils technologiques qui nous poussent à vivre dans un monde où on appuie sur un bouton et où on a des effets extraordinaires cultivent en nous l’impatience. Cette mécanique de la ‘push-button-attitude’ où on veut des résultats immédiats fait qu’on est devenus de plus en plus impatients. Regardez ! : Dès que votre ordinateur rame un peu… Vous avez des types, pourtant qui avaient l’air à peu près intelligents, ils se mettent à parler à leur machine et à l’insulter. Et même ces gens qui disent « eh, moi, je ne prie pas Dieu et tout ça… » sont devant l’ordinateur et disent : « Allez, s’te plaît, marche, s’te plaît… » Ils font des prières. Á leur écran. Parce qu’ils n’en peuvent plus. Parce qu’en réalité, cette technologie qui ne nous donne pas la patience du travail des mains, la patience d’un apprentissage, d’un savoir-faire, la patience de la culture, de l’agriculture, de l’élevage… parce qu’on n’a plus cette patience-là, nous entrons dans un domaine qui est de plus en plus pulsionnel. Et d’ailleurs, pulsionnel, c’est la pulsion, c’est appuyer sur des boutons. Ça veut dire ça. Donc, nous avons largement régressé, nous avons grandi en impatience.

    fabrice hadjadj,transmission,éducation,politique,christianisme,foi,conscience,vulnérabilité,Écologie humaine,la franceVous avez un auteur très intéressant, un auteur anglais qui s’appelle G.J. Ballard, auteur notamment d’un roman assez célèbre qui s’intitule Crash. David Cronenberg a fait un film à partir de ce roman, un film assez trash, d’ailleurs… Il a fait aussi d’autres romans comme Immeuble de grande hauteur, etc. Je crois qu’il y a un film avec Jeremy Irons qui est sorti là-dessus… où il montre que c’est une sorte d’immeuble immense où il y a mille appartements, où tout est organisé, il y a des jacuzzis, des piscines à certains étages, des supermarchés à l’intérieur. Mais voilà que des ascenseurs se détraquent. Et à partir de ce détraquage de l’ascenseur les gens sont dans une sorte d’impatience, d’hystérie, et on voit que petit à petit, à cause du détraquement des machines, comme les gens n’ont pas appris à se maîtriser devant le réel, mais à croire qu’ils dominaient le réel parce qu’ils étaient face à du virtuel, en fait, dans cette domination qu’ils avaient dans le monde virtuel, quand ils sont confrontés à du réel, à une panne.. ils perdent les pédales. Et alors tous les gens bourgeois qui vivaient dans cet immeuble, des ingénieurs, des cinéastes… commencent à devenir fous, et la vie de l’immeuble se change en une vie de plus en plus primitive. Ils vont faire des razzias sur les étages inférieurs, des clans vont se créer entre ceux qui sont en haut, ceux qui sont en bas… Parce que justement la technologie a développé leur côté pulsionnel.

    fabrice hadjadj,transmission,éducation,politique,christianisme,foi,conscience,vulnérabilité,Écologie humaine,la franceL’enjeu à être humain c’est donc de retrouver cette vie simple. Qui est aussi la vraie vie spirituelle. Regardez la vie monastique : c’est une vie déconnectée. C’est une vie souvent liée à la terre, liée au travail manuel : ora et labora dit la devise bénédictine. On se rend donc compte que si Jésus était charpentier ce n’était pas un hasard. C’est qu’il y a un lien entre cette vie simple, entre le travail de nos mains et l’élévation de notre esprit. C’est souvent cela qu’on a perdu. Et vous, en réapprenant le travail des mains, par des installations, au scoutisme, peut-être qu’un jour, aussi, le scoutisme s’intéressera au travail de la terre… en marchant, en vivant cette vie de proximité, vous êtes des défenseurs de l’humanité. Et vous êtes les êtres les plus spirituels à une époque où tout se dissipe dans le virtuel. Ce que vous faites là est d’une importance majeure pour devenir humain.

    fabrice hadjadj,transmission,éducation,politique,christianisme,foi,conscience,vulnérabilité,Écologie humaine,la franceMaintenant, qu’en est-il de la paternité ? Il faut bien que j’en dise quelques mots. Qu’est-ce que ça veut dire être père ? Pourquoi est-ce que c’est l’autre dimension du déploiement de l’humanité ? Je voudrais juste d’abord vous faire une remarque : vous ne pouvez pas être pères si vous êtes seulement entre routiers. Il faut qu’intervienne cet être complètement inattendu dans ce lieu, même si on en trouve quelques spécimens intrus, ici-même, il faut qu’il y ait la rencontre avec la femme. La rencontre avec une femme va vous faire sortir de la logique de la planification technologique. L’homme croise une femme, il avait des tas de projets, tout d’un coup, non, c’est fini. Il est dépassé. Et ce n’est pas parce qu’il a des affinités simplement avec elle. Ce n’est pas comme un bon copain, une femme. Bon copain : on partage les mêmes sujets de discussion, on a les mêmes préoccupations. Non. Une femme, on l’aime d’abord parce que c’est une femme. On ne l’aime pas parce qu’elle nous ressemble, mais parce qu’elle est autre. C’est très mystérieux. Déjà, ce n’est pas être dans la logique de la réalisation de soi à travers un projet où je maîtrise tout. Et la relation érotique, la relation homme-femme est déjà une relation qui échappe au règne de la technologie. Si vous regardez dans 1984, ce grand roman contre des utopies technologiques, c’est précisément la rencontre d’une femme qui va faire que Wilson, le héros, va s’extraire tout d’un coup du monde totalitaire dans lequel il est.


    fabrice hadjadj,transmission,éducation,politique,christianisme,foi,conscience,vulnérabilité,Écologie humaine,la franceParce que la rencontre d’une femme, c’est une relation primitive. Ça existe depuis l’origine des temps, c’est l’aventure de base. Vous marchez ensemble, entre hommes, et je vous ai dit, c’est déjà défendre l’humanité. Mais il y a cet autre aspect de l’humanité qui est la rencontre avec l’autre sexe et qui est vraiment un événement absolu. Je vous rappelle que... Je ne sais pas si vous connaissez cette histoire que racontait Alfred Hitchcock, le grand réalisateur. C’est l’histoire d’un scénariste qui, pendant la nuit, a l’idée d’un scénario absolument incroyable, auquel personne n’avait vraiment pensé. Il se dit, c’est génial, avec ça, à Hollywood, je vais avoir un succès fou, les gens vont dire c’est ce qu’on attendait… Et il se recouche et quand il se lève le lendemain matin, il a complètement oublié. Alors, il se dit, bon, si ça me revient, il faut vraiment que je m’en souvienne. Alors au milieu de la nuit il se souvient encore de ce super scénario, il dit là, maintenant, je vais m’en souvenir. Il se recouche, le lendemain matin il a encore oublié. Alors il dit, bon, là, il faut absolument que je prenne un cahier et je vais noter mon idée si elle me revient pendant la nuit ! Et dans la nuit, l’idée lui revient, il la note dans le cahier : l’argument, le scénario absolument génial et puis… il laisse le cahier. Il dit : « demain matin je pourrai relire ça à tête reposée. » Il se lève le lendemain matin, avec grande joie il ouvre son cahier, et qu’est-ce qu’il voit comme scénario extraordinaire ? Un homme tombe amoureux d’une femme. C’est tout.

    fabrice hadjadj,transmission,éducation,politique,christianisme,foi,conscience,vulnérabilité,Écologie humaine,la franceAlors vous comprenez pourquoi il croyait l’avoir oublié quand il était réveillé ! Mais, parce qu’effectivement, c’est la base, c’est l’exclamation d’Adam au départ. Les animaux, il arrive à les nommer, il est encore debout, il n’a pas encore perdu toute contenance, mais quand la femme est devant lui, il dit : « Ah ! ». Il est dans une exclamation, il entre dans un cantique, il est dépassé. Et déjà, vous voyez, accepter cette aventure où l’on est dépassé. Mais être dépassé, ça veut dire aussi entrer dans cette aventure. C’est donc ne pas réduire la femme à un objet de jouissance. Sinon, vous n’entrez pas dans cette aventure. Vous en faites un lieu de soulagement, de délassement physiologique, mais ce n’est pas la véritable aventure de la rencontre avec une femme. Et cela vous entraîne, en plus, dans un autre truc : la paternité. Alors, le truc complètement fou, parce que quand vous réfléchissez bien... Moi, quand je vais vers ma femme, je pense à ma femme… J’aime ma femme et puis tout d’un coup elle m’apprend qu’on va avoir un enfant. Quel rapport ? Non mais, franchement, quel rapport ? Parce que dans l’étreinte, je ne pense pas aux enfants, sinon je serais un pervers. Je pense pas aux enfants, je pense pas à ça, enfin, c’est pas à ça qu’on pense ! On est dans quelque chose qui est l’amour. L’homme se tourne vers sa femme, ce n’est pas avec le projet d’avoir des enfants. Simplement s’il laisse faire l’amour tel qu’il est tout d’un coup apparaît cette surabondance à laquelle il n’est donc pas préparé.

    fabrice hadjadj,transmission,éducation,politique,christianisme,foi,conscience,vulnérabilité,Écologie humaine,la franceVous avez un enfant, vous n’avez pas pris des cours pour en avoir. Vous vous rendez compte. On vous fait passer des permis pour conduire une voiture, on ne vous fait pas passer des permis pour être père. Alors que c’est beaucoup plus dangereux. Pour la vie des autres. Pour la vie de l’enfant. Alors certains pourraient dire : « Vous devriez passer des permis. » Et c’est ça que veulent vous dire les experts. Les experts vont vous dire : « Il faut passer des permis parce que c’est seulement si vous avez passé des permis que tout va bien se passer. Il y aura un code de l’enfantement, comme il y a un code de la route. » Mais pourquoi ce n’est pas cela, la paternité ? Parce que la paternité c’est précisément l’aventure des aventures.

    fabrice hadjadj,transmission,éducation,politique,christianisme,foi,conscience,vulnérabilité,Écologie humaine,la franceVous savez que c’est une phrase de Charles Péguy qui dit que le père de famille est l’aventurier des temps modernes. Ce n’est pas une phrase comme ça, sentimentale, pour faire l’éloge du père de famille dans un monde qui méprise les pères et qui vénèrent les experts. C’est parce que c’est vrai ! Regardez toutes les grandes aventures que vous connaissez sont souvent des histoires de rapport au père, et où le héros lui-même va devoir avoir un enfant. Je parle d’aventures récentes qui ont dépassé la figure du héros comme ‘lone some cow-boy’, vous voyez. Qui n’a pas de parents, pas d’enfants. Regardez Harry Potter. C’est vraiment la question de la paternité qui est en jeu. Et le dernier opus, d’ailleurs, le montre spécialement. Est-ce que vous vous rendez compte que dans le dernier opus, que le grand combat de Harry Potter, le grand défi de Harry Potter, la grande aventure pour lui, ce n’est pas de réussir ses examens à Poudlard, ce n’est pas de gagner la coupe de feu, ce n’est pas d’avoir vaincu Valdemort : c’est d’avoir à élever ses fils et filles. Et notamment, il a des difficultés avec son fils Albus. C’est la première fois qu’on parle de Harry Potter dans cette église, et surtout qu’on parle de Harry Potter en chaire… Ce que je veux vous dire ici, c’est que c’est une question… J’aurais pu parler de Star Wars aussi. Ce sont des histoires de paternité qui sont en jeu, tout le temps. La grande aventure de Dark Vador c’est la question de sa paternité. Et dans la suite, c’est encore des histoires de paternités qui vont être en jeu.

    fabrice hadjadj,transmission,éducation,politique,christianisme,foi,conscience,vulnérabilité,Écologie humaine,la franceDonc, pourquoi est-ce la grande aventure ? Pourquoi êtes-vous un véritable aventurier quand vous devenez père ? Eh bien, parce que, d’une part, vous entrez dans quelque chose qui dépasse vos compétences. Il n’y a pas d’experts en éducation. Ce n’est pas possible. C’est une contradiction dans les termes. Ou alors c’est réduire l’éducation à une technique. Pourquoi ne peut-il pas y avoir d’experts dans ce domaine-là ? Parce que l’enjeu c’est de transmettre la vie. Et de dire qu’il est bon d’être vivant. Ce n’est pas de devenir compétent dans tel ou tel domaine, ce n’est pas simplement d’aider votre fils à être bon en math, ou à réussir les concours des grandes écoles. On s’en fou de ça. Le plus important, qui dépasse les compétences techniques et qui ne relève pas d’une compétence mais que le père peut faire c’est, voilà : « J’ai consenti à la vie, je t’ai accueilli, j’ai accueilli la vie, et à ce moment-là, dans ma responsabilité, je suis le témoin que la vie est bonne. Alors même que je n’y comprends rien. Alors même que je suis nul. Alors même que je commets des tas d’erreurs. » Et l’essentiel, ce n’est pas le fait de développer les compétences de l’enfant, mais de passer du temps avec lui, de montrer qu’il est bon qu’il soit là. Et dès lors, on reconnaît quelque chose qui dépasse nos programmes, qui dépasse nos plans, qui est l’aventure même d’une vie qui nous échappe. Qui est un évènement permanent qui se renouvelle de génération en génération.

    fabrice hadjadj,transmission,éducation,politique,christianisme,foi,conscience,vulnérabilité,Écologie humaine,la franceC’est aussi s’ouvrir à la vie au sens où l’on reconnaît qu’on n’est pas le père. Un père est toujours un fils. C’est même parfois pendant très longtemps, un gamin. Vous avez fait l’expérience… Bon, moi, je suis père de sept enfants, j’ai quarante-cinq ans, et au fond de moi je vois tout ce qui reste de l’adolescent que j’ai été. Je n’en suis pas complètement débarrassé. Mais qu’est-ce que ça veut dire ? Ça veut dire que nous sommes des pères, mais aucun d’entre nous n’est le Père. Et c’est ça ce qui se passe. C’est que dans notre incompétence, dans nos défaillances, à travers ces défaillances quelque chose va se jouer. On aura donné une torgnole trop forte à notre enfant, on aura crié abusivement, on aura commis des tas d’erreurs. Mais on ira vers notre enfant en lui disant : « Ce n’est pas moi le maître de la vie. Moi-même je suis un fils, moi-même je suis un pécheur, je te demande pardon. Et à travers mes défaillances je peux me tourner avec toi vers le Père des Miséricordes. » Et qu’est-ce que vous pouvez donner de plus grand à un enfant ?


    fabrice hadjadj,transmission,éducation,politique,christianisme,foi,conscience,vulnérabilité,Écologie humaine,la franceVous connaissez ce passage du recouvrement au temple. Jésus dit : « Je dois être aux œuvres de mon Père. » Mais en, fait, tout père a pour tâche première de donner l’amour de la vie à son enfant, avant telle ou telle compétence. Parce que lui, il a accueilli la vie et donc il l’engage à le faire aussi. Mais aussi, il doit le tourner vers celui qui est le Père. De telle sorte que son fils, désormais, ce n’est pas sa chose. Ce n’est pas un être qui s’inscrit simplement dans un planning familial. Dans un désir ou dans un droit à avoir un enfant pour compenser les frustrations qu’on a eu nous-mêmes, par exemple, en projetant sur lui une réussite qu’on n’a pas eue. Ce n’est pas ça. C’est reconnaître qu’avec cet enfant s’ouvre un à venir. Le mot avenir c’est le mot qui constitue aventure : ce qui advient. Que tout d’un coup l’avenir se ré-ouvre à travers cet enfantement. Et on va être pris dans une aventure qu’on n’avait pas prévue, avec des enfants qui vont nous entraîner dans des tas d’histoires dramatiques qu’on n’avait pas envisagées. Mais c’est ça l’aventure de la vie. L’aventure première.

    Et c’est pour cette aventure-là que l’on devient aussi un combattant, qu’on devient un vrai guerrier. Parce qu’un vrai guerrier ce n’est pas simplement d’avoir des muscles, hein ! C’est d’avoir une femme et des enfants à défendre. C’est à partir de cette aventure-là que se pose la question de l’avenir, aussi, d’une société. Et c’est comme ça aussi qu’on s’engage vraiment en politique. C’est à partir de cette ouverture à une vie qui nous dépasse, à un temps qui ne sera plus le nôtre mais celui de nos enfants que l’on peut aussi être prêt à mourir.

    Il y a une chose qui m’a toujours frappée : j’ai toujours eu assez peur de la mort. Je ne m’imaginais pas de m’offrir en sacrifice. Je suis même assez douillet, quand je saigne je tourne un peu de l’œil, etc. Mais à partir du moment où j’ai eu un enfant, moi qui suis si faible, à la limite… tout d’un coup j’étais prêt à mourir pour quelqu’un d’autre. Vous voyez, c’est très étonnant, hein. Tout d’un coup c’est là qu’une force m’était donnée et que tout d’un coup je devenais un homme. Avec sa virilité, avec sa force de combat, avec son désir aussi de vivre des choses simples. Parce qu’on redécouvre là que la chose merveilleuse c’est de se retrouver autour d’une table avec sa famille, ses amis, à pouvoir manger ensemble, ou à pouvoir chanter ensemble. Et c’est ça la vie simplement humaine.


    fabrice hadjadj,transmission,éducation,politique,christianisme,foi,conscience,vulnérabilité,Écologie humaine,la franceC’est la vie que garantit le Christ. C’est la vie qu’il garantit sur cette terre, déjà, au centuple. N’oubliez pas qu’il y a des promesses pour le temps, pas simplement pour l’éternité. Mais aussi pour l’éternité. Parce que le Christ ressuscité, que fait-il ? Est-ce qu’il fait des trucs de superman, des trucs de super technologie ? Est-ce qu’il fait de grands sons et lumière ? Il se retrouve au milieu de ses disciples. Et il mange avec eux. Et il leur lit les Écritures comme il l’avait fait autrefois. Il parle avec eux. Il mène cette vie simple que le scoutisme essaie de réintroduire dans une vie de plus en plus technologisée et virtualisée.

    Alors continuez toujours ainsi ! Ultreïa ! Merci.

    fabrice hadjadj,transmission,éducation,politique,christianisme,foi,conscience,vulnérabilité,Écologie humaine,la franceFabrice Hadjadj
    29 octobre 2016
    Conférence donnée en l'église de Givry (89),
    au pied de la Colline éternelle de Vézelay,
    devant les Routiers Scouts d'Europe en pèlerinage.
     
                                                

                                                                

     

    Peintures
    Saint Vincent de Paul prêchant - Noël Hallé (1711-1781), Cathédrale Saint-Louis, Versailles.
    Hortus Deliciarum (détail) - Jérome Bosch, XVIIe, Musée du Prado.
    L'enfant retrouvé dans le temple - Philippe de Champaigne, 1663, Musée des Beaux-Arts d'Angers.
    Les Pèlerins d'Emmaüs - Mathieu Le Nain, XVIIe siècle, Musée du Louvre, Paris.

     

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  • Fabrice Hadjadj #Grenelle de la Famille - 8 mars - Mutualité

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    « Qu’est-ce qu’une famille ? On peut s’étonner que nous soyons ici, ensemble, à poser cette question, et certains ne manqueront pas de croire que notre démarche ne pourra que conduire soit au ressassement de choses banales, soit à la complication de choses simples. Nous n’aurions pas d’autre alternative, avec une telle question, que d’enfoncer des portes ouvertes ou de couper les cheveux en quatre.

    En même temps, on le devine, les premières évidences se cachent toujours dans leur lumière. Ce n’est pas seulement comme le nez au milieu de ma figure, trop proche pour être vu ; ni comme le paysage cent fois retraversé, tellement connu qu’il s’efface. C’est surtout comme une source qui éclaire et fonde les autres choses, mais qui ne peut pas, dès lors, être elle-même fondée ni éclairée. Devant cette source, nous sommes semblables à des oiseaux de nuit qui voudraient regarder le soleil en face.

    Nous provenons tous d’une famille, nous commençons tous avec un nom de famille, nous avons tous eu une certaine famille pour berceau. La famille est un fondement. Or, si elle est un fondement, on ne saurait « fonder la famille ». Si elle se situe au principe de nos vies concrètes, il devient impossible de la justifier ou de l’expliquer, parce qu’il faudrait recourir à un principe antérieur, et la famille ne serait plus qu’une réalité secondaire et dérivée, non pas une matrice. Les théoriciens qui voudraient que la première communauté humaine fût issue d’un contrat passé entre individus asexués et solitaires, déclarent eux-mêmes qu’il s’agit là d’une fiction, d’une hypothèse de travail, et non d’une réalité[1]. Il n’y a pas, au niveau humain, de principe antérieur à la famille. On ne peut donc pas l’expliquer ni la justifier, on peut seulement expliciter sa présence qui nous devance toujours.

    Et c’est pourquoi ceux qui attaquent la famille dans son évidence sont si difficiles à contester. Expliquer que l’homme descend du singe est plus facile que d’expliquer qu’un enfant descend d’un homme et d’une femme, parce que dans le premier cas, la thèse réclame effectivement des explications, et même des explications nombreuses, alors que dans le second, il n’y rien à expliquer, il ne s’agit même pas d’une thèse, mais d’un donné absolument initial, comme l’existence du monde extérieur. Or comment prouver que le monde extérieur existe ? Comment montrer à quelqu’un que le soleil éclaire ?

     

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    Et pourtant le soleil manifeste les couleurs et, par là, indirectement, se manifeste. Et la famille, dont nous avons à parler, manifeste et se manifeste. On a beau contester, cela se manifeste. Et cela ne se manifeste pas que dans les rues, cela se manifeste en nous, dans nos culottes, si j’ose dire, qu’on le veuille ou non, cela se manifeste aussi bien à l’église que dans une soirée LGBT, cela se manifeste par la barbe d’un capucin aussi bien que par la poitrine d’une Femen. Pour que cela ne se manifeste plus, il faudrait être un ange.

    Cette manifestation est si irrésistible que nous assistons depuis quelques décennies, de la part de ceux-là même qui voulaient se débarrasser la famille, à un étrange retour du refoulé familial. Ceux qui dénonçaient la famille comme l’institution répressive et oppressive de base, veulent à présent faire de l’enfant le produit d’une manipulation génétique (puisque l’égalité réclame que deux femmes ou deux hommes puissent également en avoir avec leurs propres gamètes), ce qui est aller bien au-delà de l’oppression ou de la répression, puisque c’est courir vers une fabrication pur et simple, et faire despotiquement de l’enfant, l’objet d’un planning, la réalisation d’un fantasme, et plus encore un cobaye de laboratoire. Cette contradiction prouve qu’on ne peut déconstruire le naturel, mais seulement construire à côté son simulacre, comme on ne fabrique une intelligence artificielle que d’après le peu que l’on a compris de l’intelligence humaine.  

     

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    Qu’est-ce donc qu’une famille ? Les gens les mieux intentionnés à son égard insistent sur certains éléments de définition. J’en retiendrai trois : 1° La famille est d’abord le lieu du premier amour. Il est fondamental que les parents s’aiment et que l’enfant soit aimé, sans quoi la famille ne peut que se dessécher ou se décomposer. 2° La famille est le lieu de la première éducation. L’enfant y naît à partir d’un projet parental responsable, où l’on songe à son futur, à son édification, à sa qualification avec la plus grande compétence possible. 3° La famille humaine est aussi un lieu de respect des libertés. Les parents s’y sont unis par un contrat, et, à travers leur mission éducative, ils contribuent, non à renforcer la dépendance, mais à promouvoir l’autonomie de l’enfant.

    Nous insistons souvent sur ces caractéristiques, parce que nous songeons au bien de l’enfant. Mais ce faisant nous manquons l’essence de la famille, et, alors même que nous pensons la défendre, nous fourbissons les armes qui permettent de l’attaquer. À trop se préoccuper du bien de l’enfant, on oublie l’être de l’enfant. À trop s’attarder sur les devoirs des parents, on oublie l’être du père et de la mère. Les éléments que nous venons de proposer, amour, éducation, liberté, disent tout sauf l’essentiel, à savoir que les parents sont les parents, et l’enfant est leur enfant.

     

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    Et voilà le conséquence fatale : en prétendant fonder la famille parfaite sur l’amour, l’éducation et la liberté, ce qu’on fonde, en vérité, ce n’est pas la perfection de la famille, mais l’excellence de l’orphelinat. Cela ne fait aucun doute : dans un excellent orphelinat, on aime les enfants, on les éduque, on respecte leur personne. On y est même en quelque sorte dans la plénitude du projet parental, puisque prendre soin des enfants est le projet constitutif d’une telle entreprise.

    Ne considérer la famille qu’à partir de l’amour, de l’éducation et de la liberté, la fonder sur le bien de l’enfant en tant qu’individu et non en tant qu’enfant, et sur les devoirs des parents en tant qu’éducateur et non en tant que parents, c’est proposer une famille déjà défamilialisée. Car on pourra toujours vous dire qu’un père et une mère peuvent être moins aimants, moins compétents et moins respectueux que deux hommes ou deux femmes, et certainement moins efficace que toute une organisation composée des meilleurs spécialistes. Cette organisation d’individus compétents pourra passer pour la meilleure des familles, et la meilleure des familles s’identifiera au meilleur des orphelinats.

     

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    Pourquoi manquons-nous si facilement l’essence de la famille ? Parce que le principe de la famille est trop élémentaire, trop humble, trop animal en apparence, et donc honteux (ne parle-t-on pas de « parties honteuses » ?). Vous avez compris, le principe de la famille est dans le sexe. Même quand il s’agit d’une famille adoptive, même quand il s’agit d’une famille spirituelle, où le père est un père abbé, et les frères sont des moines, les pures et hautes dénominations qu’on emploie viennent d’abord de la sexualité. Les noms du père et du fils s’énoncent à partir de ce fondement sensible qui est notre fécondité charnelle.

    C’est parce qu’un homme a connu une femme, et que de leur étreinte, par surabondance, ont jailli des enfants, qu’il y a ces noms de famille, ces noms de père, de mère, de fils, de fille, de sœurs et de frères. Le mot qui achève la devise républicaine : « fraternité » procède lui-même du sexe et de la famille naturelle. Quant aux fameuses théories du genre, qui croient pouvoir affirmer que la masculinité et la féminité ne sont que des constructions sociales, elles s’appuient elle aussi sur la différence des sexes, sans lesquels l’idée même du masculin ou du féminin ne nous viendrait pas à l’esprit.

     

    La famille est donc d’abord le lieu où s’articulent la différence des sexes et la différence des générations, ainsi que la différence de ces deux différences. La différence des sexes, à partir de la fécondité propre à leur union, engendre la différence des générations, et cette différence des générations n’a rien d’analogue avec la différence des sexes. L’interdit fondamental de l’inceste nous le signal, mais aussi le fait que lorsque l’homme s’unit à sa femme, il ne cherche pas d’abord à avoir un enfant, il cherche d’abord à s’unir à sa femme, et l’enfant advient, comme un surcroît.

    La famille noue ainsi cinq types de liens : conjugal (de l’homme et de la femme), filial (des parents aux enfants), fraternel (des parents entre eux), à quoi s’ajoutent deux autres que l’on oublie souvent, et qui sont pourtant décisif pour l’inscription historique et déjà politique de la famille. D’abord, le lien des grands-parents aux petits-enfants, qui permet de tempérer l’influence des parents, et d’ouvrir le temps de la famille à celui de la tradition[2]. Il y a encore un cinquième type de lien que tend à occulter l’idéal du couple mais que ne manque pas de rappeler la belle-mère, je veux parler du lien avec la belle-famille – ce que l’on pourrait appeler la « théorie du gendre ». Avec lui, l’alliance conjugale se double d’une alliance pour ainsi dire tribale, et ouvre l’espace de la famille à celui de la société.

    Or la particularité de ces liens familiaux, c’est qu’ils ne se fondent pas d’abord sur une décision, mais sur un désir, c’est qu’ils ne viennent pas d’abord d’une convention, mais d’un élan naturel. Bien sûr, le désir doit y être assumé dans la décision (ou plutôt le consentement), et la nature s’y déploie à travers des aspects conventionnels. Mais il y va d’abord de quelque chose qui nous traverse, une donation, qui vient de l’autre et va à l’autre, et donc dépasse nos calculs. Cela nous emporte plus loin que nous-mêmes, plus loin que nos projets individuels (qui peut former le projet d’avoir une belle-mère ?), parce que cela nous ouvre à l’autre sexe et à l’autre génération, parce que cela nous intéresse à un temps qui n’est déjà plus le nôtre.

     

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    Disons-le simplement : aucun calcul ne peut avoir pour résultat une naissance. Personne ne peut se dire honnêtement : « Ça y est, je suis prêt, je suis assez mûr, assez compétent pour avoir un enfant, je sais parfaitement comme il faut s’y prendre pour en faire un homme accompli, j’ai le droit souverain de le faire venir au monde et d’être son maître. » Comment donc pourrions-nous avoir le droit d’élever un enfant, quand nous sommes nous-mêmes si bas, quand nous ne comprenons pas le mystère de la vie ?

    Il ne s’agit donc pas d’un droit, mais d’un fait. L’enfant advient selon un don de la nature, et de ce don nous ne sommes jamais vraiment dignes. Il est le surcroît d’un amour sexuel, et non le résultat d’une visée directe. Car aucune assurance humaine, technique ou morale, ne peut être légitimement à l’origine de sa venue. Si sa présence relevait de notre compétence, alors nous le dominerions absolument, il serait un rouage dans un dispositif, une étape dans un projet, et non l’événement de la vie qui commence et toujours nous dépasse. Lorsqu’un enfant lance à ses parents : « Je n’ai pas choisi de naître », les parents peuvent toujours lui retourner la politesse : « Nous non plus, nous n’avons pas choisi, cela nous a été donné, et nous essayons de changer notre surprise en gratitude. »

     

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    Nous pouvons à présent reprendre les trois éléments dont nous avons parlé plus haut, l’amour, l’éducation, la liberté, et voir comment ils se spécifient au sein de la famille, à partir de cette donation qui nous dépasse.

    Première spécificité : l’amour familial est essentiellement un amour sans préférence. Il ne relève pas du choix ni de la comparaison. Cela vaut spécialement pour la relation entre les parents et les enfants. L’amour des parents et des enfants est fondé sur la filiation elle-même et non sur des affinités électives. On le sent très bien lorsque le père est un lecteur de Tite-Live tandis que le fils se consacre aux jeux vidéos. Jamais ils n’auraient songé à se trouver dans le même salon. Jamais ils n’auraient formé ensemble un club. Mais la famille est le contraire du club électif ou sélectif. Les liens du sang y brisent les chaînes du parti tout autant que les chaînettes du caprice.

    L’enfant est toujours tel que les parents ne l’auraient pas voulu, mais aussi tel qu’ils l’aiment, et donc qu’ils consentent inconditionnellement à l’accueillir. Les parents sont toujours tels que les enfants leur auraient préféré des héros de films, Charles Ingalls, par exemple, ou Yoda, mais aussi tels qu’ils les aiment, malgré tout, de cet amour constitutif, qui précéda leur propre conscience d’eux-mêmes, et donc tels qu’ils doivent inconditionnellement les honorer.

    La famille, c’est toujours l’amour du vieux con et du jeune abruti, et c’est cela qui la rend si admirable, c’est cela qui en fait l’école de la charité. La charité est l’amour surnaturel du prochain, celui qu’on n’a pas choisi et qui nous est de prime abord antipathique. Or les premiers prochains que l’on n’a pas choisis, et qui nous sont souvent insupportables, ce sont nos proches. 

     

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    Deuxième spécificité : dans la famille, le lien éducatif se fonde sur une autorité sans compétence. On n’attend pas d’être un bon père ou une bonne mère pour avoir un enfant. Sans quoi on attendrait toujours. La paternité vous tombe dessus, parce que le désir vous a tourné vers une femme. Quel rapport entre les deux ? La biologie y voit une continuité. Mais la phénoménologie, disons la lecture de l’expérience vécue, montre une disproportion radicale, sinon une rupture entre le désir érotique et l’accueil d’un enfant. La paternité n’est pas une anticipation. C’est la présence de l’enfant qui vous la donne, cette paternité, c’est lui qui vous en investit soudain, comme d’un costume trop grand.

    On peut comprendre, s’il en va ainsi, la réticence des fabricateurs du Meilleur des mondes : « En quoi celui qui a simplement couché avec une femme serait-il habilité à élever un enfant ? En quoi sa libido bestiale lui octroie-t-elle une quelconque compétence éducative ? » Cette réticence conduit fatalement au règne des incubateurs et des pédagogues, et à la mise au rebut des véritables parents. Le père est alors remplacé par l’expert, et la famille, par la firme professionnelle.

    Mais, dans la famille, il ne s’agit pas d’abord de projet d’éducation mais de réalité de la filiation. Ce n’est pas la compétence qui y fonde l’autorité. C’est l’autorité reçue, malgré ses faiblesses, qui se met par la suite en quête d’une certaine compétence, sans doute, mais qui possède aussi son efficacité propre quoique paradoxale. L’autorité sans compétence a une valeur en soi, et même une valeur sans prix. D’une part, le père y montre qu’il n’est pas le Père, avec une majuscule, qu’il est lui-même un fils, et donc qu’il doit avec son fils se tourner vers une autorité plus haute que la sienne. D’autre part, puisque son autorité ne vient pas d’une compétence, mais d’un don, le père ne peut pas faire de l’enfant sa créature, et essayer de le valoriser sur sa propre échelle de valeur : il doit l’accueillir comme un mystère. Et c’est cela l’autorité la plus profonde, qui se distingue de toute compétence fonctionnelle. Elle n’instruit pas l’enfant en vue de telle ou telle qualification particulière, elle lui manifeste le mystère de l’existence comme don reçu.

     

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    Enfin, troisième spécificité en droite ligne de celles qui précèdent : dans la famille s’exerce une liberté sans maîtrise, quelque chose, nous l’avons déjà vu, qui n’est pas la liberté d’indépendance ou de pure décision, mais une liberté de consentement à ce qui est donné. Le projet parental est vite brisé par l’aventure familiale. Car il s’agit bien d’une aventure, et non d’une projection. Toutes les tragédies antiques en témoignent, qui mettent toujours en scène des histoires de famille. Mais il y a aussi ce fait ordinaire qui appartient plutôt à la comédie selon Molière : le fils ou la fille n’ont de père et de mère que pour les quitter, fonder une autre famille, épouser un parti qui n’est souvent pas le meilleur aux yeux de leurs parents.

    La famille est toujours en excès sur elle-même, non seulement par le don de la naissance, mais aussi par les alliances extérieures dont elle procède et vers lesquelles elle va. Il y a votre belle-mère et puis il y a la belle-mère de votre propre fils, il y a cette extension de proche en proche qui, d’après Aristote, constitue le village puis la Cité.

    Cette liberté sans maîtrise, qui vous lance dans une aventure et même dans un drame, répond à des liens qui ne sont pas contractuels. On aimerait bien ne vivre que selon des contrats et pouvoir ajuster les rapports selon sa convenance, se dégager dès que ça sent la crise. Or, on peut changer d’associé, mais on ne peut pas changer d’enfant. Et l’on peut devenir copain avec un plus âgé que soi, mais on ne peut, sans fausseté, devenir le copain de son père. Comme la différence sexuelle empêche la fusion, la différence générationnelle interdit le nivellement. Il faut faire avec un ordre causal, une hiérarchie donnée, un patrimoine hérité, ce qui invite la liberté à s’ouvrir aux distinctions du réel, et à ne pas sombrer dans l’indifférenciation d’une prétendue toute-puissance.

     

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    Nous pouvons à présent approcher la famille dans le secret de son essence. Elle n’est pas une chose parmi d’autres, mais foyer, et non pas « foyer clos », mais foyer rayonnant. Un foyer, en peinture, n’est pas un objet qui apparaît dans une perspective, mais le point à partir duquel s’ouvre la perspective. Un foyer est aussi un feu, à savoir lumière et chaleur, et donc quelque chose qu’on n’éclaire pas avec autre chose, mais qui s’éclaire de lui-même, qui se manifeste de lui-même. Je veux dire par là que la famille, avant d’être un objet de pensée, est ce à partir de quoi nous nous sommes mis à penser. Souvent, on l’oublie, comme on oublie le sol, comme on ne voit pas ce qui nous tient et nous pousse en avant. À partir de cet oubli et de la fiction individualiste qui en découle, nous avons tendance à dissocier le logique et le généalogique. Nous posons l’homme comme individu doué de raison, et refusons de le reconnaître comme fils de ses pères. Or il est l’un avec l’autre. La tradition chrétienne nous le rappelle divinement. Pour elle, le Logos est le nom grec de la raison, mais c’est aussi le nom évangélique du Fils.

    Qu’est-ce donc qu’une famille ? On peut l’envisager à partir de ce que nous avons dit : la famille est le socle charnel de l’ouverture à la transcendance. La différence sexuelle, la différence générationnelle, et la différence des ceux deux différences, nous y apprennent à nous tourner vers l’autre en tant qu’autre. C’est le lieu du don et de la réception incalculable d’une vie qui se déploie avec nous mais aussi malgré nous, et qui nous jette toujours plus avant dans le mystère d’exister.

     

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    C’est comme ce premier lieu de l’existence qu’elle est aussi lieu de résistance. Résistance à l’idéologie, à la bien-pensance, à la programmation. La famille est la communauté originelle, donnée d’abord par nature et non seulement instituée par convention. Elle offre donc toujours, par son ancrage sexuel, un contrepoint à l’artifice, et ménage un espace pour ce qu’on peut appeler une vérification.

    L’homme public peut cultiver son image de façade, montrer son plus beau profil sur les réseaux sociaux, mais quel est son visage dans le privé, devant sa femme et ses enfants ? Le grand Hercule, qui a vaincu les monstres, se trouve minable devant Déjanire. Le jeune génie, qui perce sur les étalages, a honte d’être vu avec son papa et sa maman, lesquels attestent de son origine commune. La volonté de puissance est toujours contrariée par la proximité familiale. Et c’est pourquoi le totalitarisme aussi bien que le libéralisme, l’emprise technologique aussi bien que le fondamentalisme religieux, commencent toujours par mettre la famille sous tutelle, avant d’essayer de la détruire. »

     

    Fabrice Hadjadj

    Grenelle de la Famille

    8 mars 2014

    La Mutualité

     

    [1]Rousseau écrit dans l’introduction de son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1754) :« Commençons donc par écarter tous les faits. » Mais, au début du Contrat Social (I, 2), il ne peut s’empêcher d’admettre le fait fondamental : « La plus ancienne de toutes les sociétés et la seule naturelle est celle de la famille. »

    [2] Je pense à l’usage grec de la papponymie : « Selon cette coutume, le fait pour un homme de prénommer son fils aîné du prénom de son propre père confirme à la fois et transcende que tout parent retrouve ses propres parents à travers ses enfants. La permutation symbolique implique au minimum la succession de trois générations pour fabriquer de l’humain institué » (Pierre Legendre, Filiation, Filiation. Leçon IV, Fayard, 1990, p. 62.)  

     

     

     

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  • Fabrice Hadjadj & l'embryon : on ferait mieux de se demander si l'on est face à de la vie humaine ou pas.

    À l'occasion du débat parlementaire sur la recherche sur l'embryon, le philosophe FABRICE HADJADJ examine LE STATUT DE L'EMBRYON.  

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    Ce mardi 16 juillet, l'Assemblée nationale a voté une proposition de loi autorisant la recherche sur l'embryon en France. Le philosophe ­Fabrice ­Hadjadj, directeur de Philanthropos, l'Institut Européen d'Études Anthropologiques (Fribourg, Suisse), analyse, dans un entretien ci-dessous, la complexité du statut de l'embryon humain, qui ne peut être ramené à un simple amas de quelques cellules. Il répond ainsi au professeur René Frydman qui, dans Le Figaro, le vendredi 12 juillet, affirmait de son côté: « Pour moi, l'embryon n'est pas une personne humaine », et estimait en particulier qu'interdire la recherche sur l'embryon était « incohérent et rétrograde ». Le débat continue avec le point de vue du philosophe, cette fois.

    LE FIGARO. - Beaucoup affirment que « l'embryon n'est pas une personne ». Qu'en pensez-vous ?


    Fabrice HADJADJ. - C'est curieux, on ne vient jamais chercher un philosophe pour effectuer une PMA ; mais on n'hésite pas à demander à un médecin de se prononcer sur des questions philosophiques. Je rappelle que la notion de personne est une notion métaphysique, d'origine théologique même, et qu'on ne peut l'employer comme ça sans être plus arriviste et plus fat que « Le Bourgeois Gentilhomme ». D'ailleurs, je ne sais si vous avez remarqué, on s'évertue à dire l' « embryon », tout court. Mais de quoi s'agit-il ? D'un embryon de veau, de macaque, d'ornithorynque ? Non, il s'agit d'un embryon humain. M. Frydman a beau jeu d'argumenter en disant: « Un œil non averti ne peut différencier un embryon de souris d'un embryon humain. » Lui, le défenseur du « in vitro veritas », connaissant la génétique et maniant le microscope électronique, refuse tout d'un coup de voir le code génétique de cet embryon, fait la promotion de l'« œil non averti ». Implante-t-il un embryon de souris chez les femmes qui lui demandent une PMA ? Pourquoi pas, si ça ne fait aucune différence ? L'évidence, c'est que l'embryon dont il est question est humain. Aucun scientifique ne peut dire le contraire. Or supprimer un être humain, c'est un homicide. Faire de l'être humain un matériau disponible, c'est le comble de l'exploitation. Je n'émets pas ici un jugement de valeur. Après tout, il peut y avoir des motifs d'être homicide, et de nombreux États ont légalisé l'exploitation et la manipulation des humains, au nom du progrès. Ce que je reproche, en tant que philosophe, c'est que l'on refuse d'appeler un chat un chat, et qu'on se livre à des détours de langage qui relèvent de la dissimulation.

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    LE FIGARO. - Si les choses sont si évidentes, pourquoi un tel débat ?


    Fabrice HADJADJ. - Un texte de Bertrand Monthubert, ancien secrétaire national à la recherche du PS, paru le 11 juillet, est assez significatif. Je cite son argumentation savoureuse dans sa grammaire très approximative : « L'embryon n'est pas une personne, la science est très claire là-dessus. Si c'étaient des personnes, ça voudrait dire que les embryons qu'on crée et qu'on détruit dans le cadre des FIV sont des assassinats. Ce n'est absolument pas le cas. » Tout y est. On parle de « l'embryon », sans préciser qu'il s'agit d'un embryon humain. On prétend que la notion de personne est « très claire » pour la science. Et l'on produit pour seul argument l'impossibilité d'être un assassin. La dénégation a donc deux causes. La première, c'est ce mot de « personne » et la confusion métaphysico-juridique qu'il induit. On ferait mieux de se demander si l'on est face à de la vie humaine ou pas.
    Or, puisque cette vie est humaine, la question est de savoir si l'on veut en rester à l'article 16 du Code civil, stipulant que « la loi garantit le respect de l'être humain dès le commencement de sa vie », ou s'il faut l'abandonner. La deuxième cause est dans la difficulté à reconnaître que, suivant une logique techniciste, nous avons créé une situation insoluble et insoutenable, devant laquelle notre conscience est déboussolée. En effet, ces 50.000 humains congelés, dont on voudrait surtout se servir comme réactifs pour des laboratoires pharmaceutiques, c'est quelque chose d'inimaginable. Il faudrait admettre que nous sommes déjà au-delà du « Meilleur des mondes » d'Aldous Huxley.


    LE FIGARO. - Est-il possible d'affirmer en même temps que l'embryon humain « n'est pas une personne », et qu'« il est une personne en devenir » dans la mesure où il s'inscrit dans un projet parental ?


    Fabrice HADJADJ. - Les scientifiques qui le soutiennent sont en vérité des adeptes de la magie noire. Abracadabra ! Je veux que ce soit une personne, et c'est une personne. Ça n'entre pas de mon projet, et pouf ! La personne disparaît ! On est vraiment dans le règne des apprentis sorciers. Mais cette manière de voir, si elle fait penser à la magie, est typiquement technocratique. Son principe est que la volonté prime sur l'être, et que dès lors tout le donné naturel, mon corps y compris, n'est qu'un matériau que je peux manipuler au gré de mes caprices. Je rappelle cependant ce que disait Hannah Arendt à la fin du Système totalitaire : l'essence du totalitarisme se trouve dans le refus de la naissance comme événement absolu, c'est-à-dire dans le fait de vouloir que l'individu n'ait de valeur que s'il s'inscrit dans une planification, que s'il est le rouage d'un dispositif antérieur à sa venue, qu'il s'agisse de l'idéologie du Parti, ou du projet des parents.

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    LE FIGARO. - Peut-on accepter les interruptions de grossesse et les destructions d'embryons sans projet parental et refuser la recherche sur l'embryon ?

     


    Fabrice HADJADJ. - Il est certain que tout cela est lié. Il faut d'ailleurs rappeler qu'une PMA, au final, fait détruire plus d'embryons qu'un avortement. De nouveau, je ne prétends pas me situer au niveau éthique, et surtout pas de cette éthique dont tout le monde aujourd'hui se sert comme d'une étiquette, pour se payer sa bonne conscience. Je constate simplement que nous sommes entrés dans une ère de manipulation radicale (c'est-à-dire dès la racine) de la vie humaine… Malgré tout, le changement de loi auquel on veut procéder n'est pas anecdotique. Jusqu'à présent, au point de vue législatif, le principe est le respect de la vie humaine, et la destruction ou l'utilisation d'embryons humains (on pourrait même dire la « marchandisation ») ne sont permises qu'à titre dérogatoire. Aujourd'hui, il s'agit de faire de la dérogation un principe, et d'inscrire comme prescription positive la réduction de l'humain à un pur matériau.


    LE FIGARO. - Ne devrait-on pas vous taxer de rétrograde ?


    Fabrice HADJADJ. - D'où vient cette rhétorique du « grand bond en avant » ? Avec elle, Mao fit 30 millions de morts. Il est bon de faire marche arrière quand on est au bord du précipice. En outre, ce qui est rétrograde, c'est de ne pas suivre la voie ouverte par le Prix ­Nobel de médecine, le Pr Yamanaka, avec ses cellules reprogrammées, lesquelles ne posent aucun problème éthique. Mais nous nous enferrons dans la recherche à partir d'embryons humains (sans doute, au fond, comme un moyen d'éviter à notre conscience le malaise d'avoir à les détruire) et nous laissons le Japon nous devancer dans des méthodes qui ont déjà donné de meilleurs résultats.


    LE FIGARO. - Peut-on dire que ceux qui s'opposent à la loi sont toujours sous l'influence de l'Église Catholique ?


    Fabrice HADJADJ. - M. Frydman l'a prétendu dans vos colonnes. Ce qui est doublement déloyal. Première déloyauté : faire croire que tous ceux qui s'opposent à ses opinions sont des fidéistes irrationnels. C'est tout à fait dans le style du procès stalinien. Seconde déloyauté : il se laisse présenter comme le « père du premier bébé-éprouvette ». Mais où est donc passé Jacques Testart ? Pourquoi ne parle-t-on plus de lui comme pionnier de la fécondation in vitro ? Précisément parce que, sans être catholique, Testart a dénoncé ceux qui « applaudissent religieusement à toutes les productions de laboratoire ». Il y aurait beaucoup à dire sur l'obscurantisme scientiste et ses fanatiques aujourd'hui.

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    Le Figaro
    15 juillet 2013

     

     

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  • Nous continuerons à manifester avec notre petite épiphanie de créature, en chair, en os et en esprit.

     

            POUR UN MANIFESTE DES ÉMERVEILLÉS


    Mandala Hildegarde.jpgNous ne sommes pas des indignés. Ce qui nous anime est un sentiment plus primitif, plus positif, plus accueillant – il s’agit de cette passion que Descartes considère comme la première et la plus fondamentale de toutes : l’admiration. Elle est première parce qu’elle s’éprouve devant des choses qui nous précèdent, nous surprennent, que nous n’avons pas planifiées : les lis des champs, les oiseaux du ciel, les visages, tous les printemps... Avant de nous satisfaire de l’œuvre de nos mains ou de la victoire de nos principes, nous admirons ce donné naturel. Telle est la coloration affective que nous cherchons à faire entrer dans nos actions. Elles ne sont pas motivées par une humeur chagrine ou revendicatrice. Elles ne sont pas imbibées d’amertume. Elles voudraient n’être que des actions de grâces. Car, à partir de cette admiration première, elles doivent fleurir en gratitude envers la vie reçue, notre origine terrestre et charnelle : ce fait que nous ne nous sommes pas faits, mais que nous sommes nés, d’un homme et d’une femme, selon un ordre qui leur échappait à eux-mêmes.


    Loin d’être des spiritualistes ou des moralisateurs, nous reconnaissons ce que Nietzsche appelait la « grande raison du corps », et même « l’esprit à l’œuvre sous nos ceintures ». Oui, nous sommes émerveillés par l’ordination mutuelle des sexes, par le génie de la génitalité. Bien sûr, cette organisation stupéfiante est comme notre nez au milieu de notre figure : nous avons tendance à ne pas la voir. Nous nous enorgueillissons d’avoir bricolé une lampe de poche, et oublions la splendeur du soleil ; nous idolâtrons la magie de nos machines, et méprisons la merveille de notre chair. Cette merveille, nous la dissimulons sous les mots de « biologique », de « déterminisme », d’« animalité », et nous prenons par là un air de supériorité, vantant les libres prouesses de notre fabrique. Et pourtant, quoi de plus étonnant que cette union des êtres les plus différents : l’homme et la femme ? Et quoi de plus surprenant que leur étreinte, enclose sur sa jouissance, et qui toutefois se déchire, naturellement, pour faire advenir encore un autre, d’une autre différence encore : la future petite peste, le déjà dérangeant, celui qu’on appelle « l’enfant » ? Jules Supervielle exprime avec une justesse plus que scientifique cette surprise que la réduction biologisante nous voile : « Et fallait-il qu’un luxe d’innocence / Allât finir la fureur de nos sens ? »


    Ainsi nos manifestations ne sont pas celles d’une corporation, mais celles de nos corps. Elles ne partent pas d’une visée politique ou partisane, mais d’une reconnaissance anthropologique. Elles ne cherchent pas à prendre le pouvoir, mais à rendre un témoignage culturel à un donné de nature, dans un élan de gratitude. En grec, « nature » se dit « physis », mot qui vient du verbe « phuein », qui signifie « apparaître » ou, justement, « se manifester ». La nature n’est pas d’abord une réserve d’énergies ni une mine de matériaux, manipulables à notre guise, mais une manifestation de formes organisées, souvent éblouissantes à notre regard. Certes, la nature est aussi blessée, désordonnée : il y a la souffrance, il y a la mort, il y a l’injustice. Mais ces ruines ne nous font horreur que parce nous avons d’abord entrevu sa générosité jaillissante : si nous n’avions pas perçu la bonté de ses formes, nous ne serions pas scandalisés par ce qui les défigure... Nos manifestations ne sont donc que pour attester l’éclat de cette manifestation première. Elles ne relèvent pas du rapport de force. Elles se fondent sur une exigence d’hospitalité envers cette présence réelle, physique, initiale (ne pas scier la branche qui nous porte, ne pas prétendre faire éclore la fleur en forçant le bourgeon). Et c’est pourquoi ces manifestations dureront aussi longtemps qu’il y aura des pénis et des vulves, et leur ordination d’abord involontaire, et leur fécondité troublant notre avarice.


    Mais c’est précisément cette exigence d’hospitalité, cette relation d’émerveillement et de gratitude envers notre origine, disons même ce rapport de faiblesse, qui sont insupportables à ceux qui conçoivent tout en termes de rapport de force. Ils voudraient que nous ne soyons qu’une faction. Ils préféreraient que nous posions des bombes. Cette violence leur serait moins violente que notre manifestation élémentaire, celle de la simple présence physique d’un homme et d’une femme, et d’un enfant dont ils sont aussi le père et la mère... Si ce n’était que notre opinion, s’il n’y allait que de notre arrogance, ils pourraient nous faire taire. Mais comment faire taire la présence silencieuse du corps sexué ?


    Qu’il nous soit permis – après ce rappel de ce que nous sommes essentiellement : des émerveillés – d’insister sur cinq conséquences importantes pour nous comme pour les autres – car nous ne sommes pas à l’abri de l’ingratitude, et, à force de ne pas être reconnus dans notre émerveillement, l’indignation peut finir par offusquer cet émerveillement fondamental, et nous risquons de verser, soit dans le découragement, soit dans une violence illégitime.

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    Certains nous accusent d’être des « fascistes », procédé linguistique très réducteur, qui permet de désigner un ennemi sans l’entendre, et qui relève, précisément, des procédés du fascisme historique. D’autres nous taxent seulement de « réactionnaires », comme si le fait de réagir était un mal, et non un signe de vitalité, et comme si la rhétorique du « Progrès », qui a tant servi la Terreur et le totalitarisme, n’avait pas fait long feu. D’autres diront que c’est parce que nous sommes des « cathos », ou des « juifs intégristes », ou des « fondamentalistes musulmans »... mais non, nous sommes des Français et, plus simplement encore, des hommes et des femmes, très éloignés de tout puritanisme et de tout fondamentalisme, puisque ravis de la fesse, ne craignant pas d’admirer la conjonction improbable de la « bite » et de la « chatte » et du surgissant polichinelle... On pourrait avec plus de rigueur nous ranger parmi les tenants d’une écologie intégrale. Mais on évite ce genre de classement, par crainte de reconnaître les contradictions de nombreux mouvements écologistes actuels, mais aussi parce qu’on n’a rien, au fond, à nous reprocher, ou que le reproche ne peut nous atteindre qu’en atteignant aussi le donné de la chair. De fait, si nous sommes fascistes, il faut en conclure que la nature elle-même est fasciste, et qu’il convient de l’éliminer, ce qui n’est pas sans avoir certains inconvénients...

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    Beaucoup ne comprennent pas que nous manifestions contre une réforme du code civil qui satisfait les intérêts de certains, sans léser les nôtres (il n’est pas parlé, cependant, des intérêts de l’enfant). Voilà, en effet, de quoi ébahir les utilitaristes de tous bords : nous ne manifestons pas pour le triomphe de nos intérêts particuliers. Nous cherchons seulement à témoigner de ce qui est antérieur à tout intérêt, et qui est le don de la naissance.

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    3° C’est justement ce que vient occulter le slogan de « l’égalité » qu’on nous sert à toutes les sauces, sans penser à ce que ce terme veut dire, et les menaces de nivellement, voire de « raccourcissement » qu’il a toujours contenu. Il y a une évidente et naturelle inégalité entre le couple d’un homme et d’une femme, et celui de deux hommes ou de deux femmes. Pour égaliser les conditions, il convient de recourir à l’artifice, et passer de la naissance à la fabrication, du born au made... Derrière la prétendue égalisation juridique, il y a donc un assujettissement technocratique, et le projet de produire des personnes non comme personnes, donc, mais comme produits, au gré de nos caprices, selon la loi de l’offre et de la demande, d’après les désirs fomentés par la publicité : « Un enfant à la carte, votre petit chose, l’accessoire de votre épanouissement, le tiers compensatoire de vos frustrations, enfin, pour une somme modique, le caniche humain ! »

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    Voilà pourquoi nous ne sommes pas « homophobes ». Nous sommes émerveillés par les gays vraiment gais, les « folles » sans cage, les sages de l’inversion. L’amour de la différence sexuelle, si fondamentale, avec celui de la différence générationnelle (parents/enfants), nous apprend à accueillir toutes les différences secondaires. Si moi, homme, j’aime les femmes, si étrangères à mon sexe, comment n’aurais-je pas de la sympathie, sinon de l’amitié pour les homos, qui me sont, au final, beaucoup moins étranges. D’ailleurs il y en eut toujours, qui n’avait pas peur d’affirmer leur différence, d’assumer une certaine excentricité, un travail dans les marges. Aussi croyons-nous que, ce qui est vraiment « homophobe », c’est le pseudo-« mariage gay ». Il y va d’une tentative d’embourgeoisement, de normalisation de l’homophilie, d’écrasement de son incivilité sous le code civil. Quel cadeau que ce « mariage » qui n’est plus qu’un aménagement patrimonial ou un divorce ajourné ! Pourvu que les homos rentrent dans le rang, et qu’ils soient stérilisés, surtout, dans leur fécondité propre. Car qui ignore leur fécondité artistique, politique, littéraire, compassionnelle ? Les anciens Grecs l’entendaient ainsi : libérés des devoirs familiaux, ils pouvaient se consacrer davantage au service de la Cité. Ils savaient que leurs amours avaient quelque chose de contre-nature, mais ils n’en méprisaient pas pour autant la nature (de là, très souvent, cet amour pour leur mère – voir Proust ou Barthes), et y trouvaient des ressources pour l’art.

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    5° Comment, émerveillés comme nous sommes, nous lancerions-nous dans des actions violentes, dénigrantes, exclusives ? Une fois de plus, nous ne cherchons pas une victoire politique. Nous ne sommes même pas sûrs qu’il y ait vraiment quelque chose à sauver dans ce mariage privatisé, qui n’a plus rien de républicain depuis belle lurette. Et c’est pourquoi, malgré la défaite législative (mais quand on voit le piège médiatique et partisan dans lequel se trouvent nos législateurs, on se demande si le législatif d’aujourd’hui mérite qu’on s’y arrête), nous continuerons à manifester, sans armes, sans haine, au fond sans slogan même, mais avec notre petite épiphanie de créature, en chair, en os et en esprit.

    Fabrice Hadjadj 

     

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