Si un citoyen considère que ce sujet ne le concerne pas, il contribue de fait à ce que la loi passe. En matière pratique, je ne peux pas être neutre. Ne pas choisir, c’est déjà choisir.
Le philosophe Thibaud Collin, auteur des Lendemains du mariage gay aux éditions Salvator, s'entretient avec Vivien Hoch.
V.H. : Votre ouvrage se place clairement au plan délibératif, apte à pouvoir infléchir les jugements politiques sur le bien et le mal. Pensez-vous qu’il soit possible aujourd’hui de remettre les notions de « jugement moral » et de « bien et de mal » sur la table du politique ?
T.C. : Quel est le critère de l’action politique ? C’est la justice. Il s’agit donc de rechercher le juste dans telle ou telle situation ou face à telle question. Ici, c’est par rapport au projet d’ouvrir le mariage civil aux personnes de même sexe qu’une décision doit être prise au terme d’une délibération. La question de l’articulation et de la distinction entre morale et politique est très complexe. Aujourd’hui, beaucoup pensent que le bien et le mal relèvent de la seule éthique personnelle dont chaque individu est la mesure et que le politique doit rester dans une neutralité éthique en promouvant de grandes valeurs formelles comme l’égalité, la liberté, la solidarité des individus. D’ailleurs, quand on parle de « morale politique » ou de « moralisation de la vie politique », on parle souvent du respect ou de la célébration de ces grands principes et du renforcement des procédures formelles.
Ma question est : peut-on séparer la recherche du juste de celle du bien ? Si on raisonne dans les catégories que je viens de rappeler, toute législation qui se fonderait sur une conception du bien pour dire le juste serait accusée de vouloir imposer un « ordre moral ». Or la détermination concrète du juste n’est pas la simple application automatique d’un grand principe formel. La justice ne peut être rendue que lorsqu’on attribue à chaque partie en présence ce qui lui revient, ce qui lui est dû. Le concept abstrait et formel d’égalité des droits est un filet à mailles trop larges pour permettre de discerner. L’égalité de qui ? Dans quelle situation ? Dans quelle mesure tels droits font-ils naître tels devoirs correspondants ? L’être humain n’est pas une abstraction. Pour juger, il faut regarder la réalité des protagonistes. Or ici, les parties en présence ne sont pas d’un côté des « couples homos » et et de l’autre des « couples hétéros », les uns pouvant se marier et les autres ne pouvant se marier. Le droit de se marier n’a pas pour sujet le couple mais l’individu. Or aujourd’hui, n’importe quelle personne majeure peut se marier puisque l’orientation sexuelle n’est pas un critère pertinent. Les vraies parties en présence dans cette délibération sont donc, d’un côté, des adultes de même sexe et, de l’autre, des enfants qui seraient susceptibles d’être adoptés et/ou conçus par ces adultes. Le droit de se marier des uns implique pour les autres le devoir de reconnaître ces deux hommes comme étant leurs pères ou ces deux femmes comme étant leurs mères.
Je demande : cet hypothétique devoir ne viole-t-il pas le droit de ces enfants d’être élevés par ceux dont ils sont issus ? Et là, on voit bien que seule une réflexion sur les biens essentiels d’un enfant permet de trancher et de discerner quel est le choix à faire. Impossible donc de séparer la recherche du juste de la recherche des biens engagés dans les relations entre les êtres humains.
V.H. : Votre propos consiste à montrer que reconnaître une évolution ne dit rien sur son caractère juste ou non. Toute nouveauté n’est pas bonne. Pourtant, comment résister à ce mouvement, alors que la tendance internationale est celle de la légalisation du « mariage » homosexuel ?
T.C. : À l’heure où de plus en plus de gens prennent conscience des effets souvent ambivalents des progrès techniques, il serait paradoxal que la mentalité progressiste apparaisse comme la seule légitime. Les discours d’un passé récent célébrant « les lendemains qui chantent » devraient nous avoir vaccinés sur les caractères soi-disant intrinsèquement bons du progrès ! La tendance internationale dont vous parlez est limitée aux pays qui sont plongés dans une crise anthropologique et intellectuelle sans précédent dont une des caractéristiques consiste à étendre les principes démocratiques au-delà de leur champ d’application strictement politique. Cette extension crée une mentalité dans laquelle peu à peu tout devient politique. Le paradoxe de notre délibération nationale actuelle est qu’il s’agit de débattre justement pour reconnaître qu’il existe des limites pré-politiques à la vie politique. Sinon, on considère que la limite n’en est une que parce qu’on en a décidé ainsi, ce qui est une conception arbitraire et volontariste de la limite. Pourquoi, en effet, poser la limite ici plutôt que là ? On le voit bien chez les socialistes qui considéraient jadis que le PaCS étaient suffisant pour donner un cadre juridique aux couples de même sexe et qui aujourd’hui considèrent que l’accès à ce seul cadre est une injustice à leur endroit.
Je rappelle les propos bien connus d’Élisabeth Guigou, Garde des Sceaux en 1998 : « Pourquoi l’adoption par un couple homosexuel serait-elle une mauvaise solution (sic) ? Parce que le droit, lorsqu’il crée des filiations artificielles, ne peut ni ignorer ni abolir la différence entre les sexes. (…) Mon refus de l’adoption pour des couples homosexuels est fondé sur l’intérêt de l’enfant, sur son droit à un milieu familial où il puisse structurer son identité et épanouir sa personnalité. » La situation des enfants a-t-elle à ce point changé en moins de quinze ans pour que de tels propos puissent être reniés si facilement ? Rappelons que celui qui entre temps a converti le PS au mariage gay et à l’homoparentalité n’est autre que le célèbre Dominique Strauus-Kahn qui en 2004 déclarait dans Libération « Certains pensent que, par nature, il est dommageable pour un enfant d’être élevé par un couple homosexuel. Je considère que c’est une faute morale (sic), et, sauf à ce qu’on me démontre le contraire, un non-sens scientifique. »
V.H. : Votre chapitre sur la « dialectique » post-nieztschéenne mise en œuvre dans le « débat » aujourd’hui montre bien à quel point le « débat » se déroule selon une épistémologie orientée, inapte à faire porter les discussions sur un jugement moral et politique. Comment contrer cette dialectique omniprésente aujourd’hui ? Comment échapper à la dialectique ?
T.C. : L’influence de Nietzsche est effectivement prégnante chez plusieurs philosophes dans la pensée desquels les militants gays ont puisé des termes et des méthodes de lutte. Citons les plus connus : Foucault, Deleuze et Derrida. On est bien sûr ici bien plus en présence d’un style de pensée, de manières de questionner ou de prendre les sujets que devant un corpus unifié. Le questionnement de type nietzschéen consiste à rechercher derrière un concept, une institution, une pratique des strates ou des éléments soumis à l’histoire et surtout aux rapports de force. « Il n’y a pas de faits, rien que des interprétations ». Tout ce qui apparaît dans un premier temps comme un donné stable peut donc être soumis à une enquête généalogique révélant les processus de sa constitution et les luttes cachées ayant rendu possible sa stabilisation.
Dès lors, les principes du jugement moral et les principes anthropologiques ne sont que des constructions historiques. Vouloir s’appuyer sur eux comme sur des critères d’évaluation et de choix est perçu comme une atteinte aux dynamismes joyeux des forces vitales irréductibles aux catégorisation identitaires et binaires. Dès lors lorsque certains osent affirmer que l’ouverture du mariage et de la filiation aux personnes de même sexe porte aussi en elle la remise en cause de la monogamie ou de l’interdit de l’inceste, ils ne font pas de la surenchère extrémiste, ils nomment juste la cohérence du projet dionysiaque qui anime en sous-main cette revendication.
La contestation des grandes différences articulant l’ordre humain est portée par une aspiration à l’indifférenciation dans laquelle peuvent s’exprimer et devenir librement les multiplicités singulières. Deleuze reprenait à Kierkegaard cette proposition : « Du possible, sinon, j’étouffe. » Je pense que l’on ne peut résister à cet élan proprement anarchique qu’en renvoyant nos concitoyens à leurs propres expériences fondamentales à partir desquelles ils peuvent refaire des inductions concluant à des référents universels. La plupart de nos contemporains ne pensent pas ce qu’ils ne vivent pas et du coup finissent par penser de manière aliénée. Il s’agit donc de traverser ce barrage mental pour les reconnecter avec leurs dispositions essentielles. Que chaque citoyen se pose sérieusement la question : « Est-ce que je souhaite ce qu’il y a de mieux pour cet enfant en le confiant à deux papas ou à deux mamans ? »
V.H. : L’axe principal d’action consiste à promouvoir la « délibération » (apte à déboucher sur une décision) plutôt que le « débat » (d’où ne peut sortir qu’un « consensus »). Comment une délibération se présente-t-elle concrètement ?
T.C. : Une délibération n’est possible que dans la mesure où je suis en position d’agir. Je ne délibère pas sur ce qui ne dépend pas de moi, par exemple sur les choix que mon voisin fait. Je peux porter un avis dessus, poser un jugement de valeur mais je ne délibère pas. Se mettre dans une position de délibération, c’est donc ipso facto se disposer à se sentir concerné ; et surtout, cela permet de prendre conscience qu’étant en démocratie, il est de la responsabilité de tout citoyen de participer à l’élaboration de la loi. Un des temps forts de cette participation est bien sûr l’élection mais il existe bien d’autres moyens, après l’élection, pour continuer à s’engager. Si un citoyen considère que ce sujet ne le concerne pas, il contribue de fait à ce que la loi passe. En matière pratique, je ne peux pas être neutre. Ne pas choisir, c’est déjà choisir. Participer ici à la délibération consiste donc à utiliser sa raison pour discerner quels sont les moyens de promouvoir la justice dans les relations familiales dont le Code civil est le cadre juridique.
V.H. : Selon vous, quelle forme de riposte est à envisager ? Et plus généralement : faut-il débattre, au risque de « tourner en rond », ou envisager des formes plus entreprenantes de riposte (colloques, tracts, actions, manifestations, etc.) ?
T.C. : Je pense qu’aujourd’hui, il est nécessaire de réclamer qu’une réelle délibération ait lieu. En effet, depuis l’annonce par le Garde des Sceaux des contours du projet de loi, les adversaires ont commencé à émettre des critiques et des objections mais celles-ci demeurent à ce jour sans réelle réponse. Jean-Marc Ayraut vient de réaffirmer que le texte passerait au nom de l’égalité sans prendre en compte le point de vue des enfants pris ainsi en otages. Seul un référendum donnerait un cadre permettant une délibération d’ampleur nationale car il obligerait la conscience de tout citoyen à prendre position de manière pratique.
V.H. : Vous écrivez que la démocratie est ce régime « où les citoyens sont perpétuellement renvoyés à eux-mêmes et à leur capacité d’estimer le juste et l’injuste » ; et que cela requiert d’eux « vigilante attention au contenu complexe des questions qu’ils se posent », afin « d’honorer la grandeur du régime libéral ». Comment organiser notre société pour honorer au mieux cette grandeur libérale ?
T.C. : La liberté véritable ne va pas sans responsabilité. En effet, tout usage de ma liberté est-il à la hauteur de mon humanité ? Certes non, chacun peut le vérifier dans sa propre vie. C’est l’expérience de la faute qui nous révèle notre conscience qui nous oblige à répondre de nos actes.
Dans l’étymologie de responsabilité, il y a, en effet, répondre. Ma conscience est la médiatrice de ce que mon humanité exige de moi. Ce qui est vrai pour une personne ne le serait-elle pas pour une société ? L’histoire nous a livré de nombreux exemples de décrochage d’une société politique relativement aux exigences communes de l’humanité. La grandeur du régime libéral est de faire confiance dans les capacités des êtres humains à user de leur liberté en vue du bien. Il s’oppose au despotisme et à l’anarchie, tout deux enracinés dans le primat de la force écrasant la voix de la conscience. La démocratie libérale digne de ce nom offre un espace public dans lequel les citoyens peuvent discuter pour chercher à discerner le bien et le juste dans des situations concrètes. Cela ne veut en aucun cas dire que le bien et le juste sont le fruit de la volonté des citoyens, ce qui serait contraire avec l’idée même de discuter en échangeant des arguments raisonnables.
La volonté entérine ce que la raison a discerné comme juste mais ne le détermine pas dans sa qualité de juste. Notre société honorerait donc la grandeur du régime libéral si elle pouvait délibérer de manière raisonnable de cette affaire touchant les fondements du lien humain.